Jazz live
Publié le 26 Oct 2019

Les défaites du jazz sur France 5

Le 16 octobre dernier, la cérémonie des Victoires du Jazz a suscité de vives réactions, alors même que dans notre éditorial rédigé il y a deux semaines pour le numéro 722 de Jazz Magazine (en kiosque le 29 octobre), Frédéric Goaty se réjouissait à juste titre de la qualité du palmarès, constitué d’artistes que Jazz Magazine défend depuis de nombreuses années. Hélas, le montage final de la soirée diffusé samedi dernier sur France 5 relève de la mascarade.

Au préalable, il s’est dit en gros ceci : « Ecoutez les gars, votre jazz c’est vraiment un peu chiant. On va vous faire un cadeau. Au lieu de diffuser vos Victoires à minuit, on va vous offrir un horaire de grande écoute… de 22h30 à 23h50. Mais de grâce, épargnez nos auditeurs, ne faites pas jouer les lauréats, surtout pas d’improvisateurs, et pas trop de musique instrumentale. On a tant de bons chanteurs ! » Et c’est donc à Michel Jonasz que l’on a demandé d’ouvrir la soirée avec ses musiciens. La Boîte de jazz… indiscutable. Puis on a quand même fait chanter Ballerina à Gregory Porter accompagné par l’orchestre de cérémonie, le Sacre du Tympan. Pour compenser pareille audace, Clara Luciani a prêté son sourire Gibbs à La Chanson de Delphine de Michel Legrand avec force violons.

Le temps était venu de proclamer un premier prix, en commençant évidemment par La Voix de l’année : David Linx. Un petit documentaire, puis place à l’artiste en chair et en os. Comme c’était un peu trop risqué, on l’a flanqué de Bernard Lavilliers pour chanter C’est ainsi que les hommes vivent, ce qui a évité que ça swingue tout du long. Ouf ! Et pour nous faire oublier les scats un peu obscènes du lauréat, on a vite enchainé sur un insipide Sitting on the Top of the Bay interprété par Christophe Willem.

Place aux instrumentistes : André Manoukian, le maître de cérémonie appelle Anne Paceo, artiste de l’année. Vite vite une chanson, l’audimat va baisser : Bernard Lavilliers revient nous chanter Je cours où le trompettiste du Sacre, le merveilleux Sylvain Bardiau, osera quelques phrases improvisées, bien heureusement sous-mixées derrière les cordes. « Si vous aimez la rumba cubaine, lance Manoukian à Lavilliers, vous allez adorer Fidel Fourneyron et son groupe Que Vola… » Sauf que de Fidel, l’Artiste qui monte, on n’aura droit qu’à quelques dizaines de mesures d’un exposé très quelconque de trombone noyé dans une marmelade orchestrale.

C’est alors que Manoukian – comme pour combler un oubli du jury des Victoires du jazz – nous présente le jeune Mourad avec lequel il esquisse un quatre mains aussitôt avorté. Tiens ?! On n’en saura pas plus. Leur succède L’Artiste inclassable de l’année, la flûtiste Naïssam Jalal qui échappera au Sacre du Tympan et dont on verra une minute de musique filmée de son groupe Quest of the Invisible. Privilège vite écourté avec la reprise d’All The Way par Ben L’Oncle Soul qui aurait certes avantageusement remplacé tout à l’heure Christophe Willem sur Sitting on the Top of the Bay.

Pour son Album de l’année, Vincent Peirani aura presque un traitement de faveur, car après lui avoir fait jouer La Chanson d’Hélène de Philippe Sarde – Ah, ça c’est bon coco pour l’audimat –, on lui accordera la projection d’une minute et demie de son groupe: Kashmir de Led Zeppelin, opportunément débarrassé de toute improvisation. Puis reviennent Linx et Porter pour un duo sur Once Upon a Summertime de Michel Legrand, évidemment. Michel Jonasz leur emboîte le pas avec Greg Zlap surgi du fond de la salle littéralement en ébullition, bien travaillée par les chauffeurs de salle. Ah mes aïeux quelle soirée ! Puis grand final avec le Sacre, groupe de l’année, qui s’efface bientôt derrière le générique sans même qu’aient été présentés les musiciens de l’orchestre, tandis que l’on n’a pas manqué d’annoncer les prochains concerts des chanteurs invités.

N’a-t-on oublié personne ? Si, le label Yolk (Label de l’année), Fanny Pagès de l’Astrada de Marciac (Programmatrice de l’année) et Henri Texier, Victoires d’honneur comme Gregory Porter, mais « pour sa contribution à l’histoire du jazz français », et donc septuagnénaire peut-être pas assez présentable pour une émission qui se veut jeune et actuelle comme les musiques du même nom, un âge qu’on lui aurait probablement pardonné s’il avait été chanteur quoiqu’il paraisse beaucoup plus jeune dans sa prestance et la maîtrise de son art que ses proches cadets de la soirée. Bref, ces trois lauréats ont été purement et simplement gommés des écrans et même écartés de la scène du Casino de Paris. Et c’est au bar du théâtre qu’on leur a remis leurs prix, sous le manteau. Il n’en restera rien qu’un trophée sur leur cheminée. A moins qu’il ne termine dans la cheminée…

Choqués par la règle du jeu qui leur était imposée (l’impératif donné à chacun d’accompagner un chanteur de variété) en dépit de menues concessions qui leur furent accordées à l’issue d’âpres négociations, aucun de ces lauréats ne s’est trouvé en mesure de renouveler le fameux mot de Maurice Clavel quittant le plateau TV de l’émission À armes égales en déclarant : « Messieurs les Censeurs, bonsoir ! » C’était en 1971, à l’époque où André Francis et Bernard Lion pouvaient diffuser les images du festival de Chateauvallon sur le petit écran. Néanmoins, Sylvain Rifflet, au titre de membre du comité consultatif des Victoires, avait remis sa démission dès qu’il avait appris ce qui s’y tramait.

Il ressort de tout ça que, du bas en haut de l’échelle culturelle, une haine profonde non seulement du jazz, mais de toute musique non asservie à la transparence du texte chanté et au format couplet-refrain de la variété. J’avais émis cette opinion lors des “Etats généraux du jazz” en 2011, un avis qui avait été accueilli avec beaucoup de condescendance par les animateurs d’un débat qui finit dans les poubelles du Ministère de la Culture. Pourtant, on en est bien là. Et je m’en vais de ce pas redescendre ma télé à la cave d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Franck Bergerot