Jazz live
Publié le 11 Juin 2021

Les migrations sonores de Paul Jarret

 

 

Le disque Emma de Paul Jarret, sur le label Neuklang, est un des plus marquants (choc Jazz magazine donné par Franck Bergerot) depuis le début des temps confinés. Au New Morning, le groupe présentait la version scénique de cet album.

Paul Jarret (guitare), Eléonore Billy (nyckelharpa), Hanna Tolf (chant), Etienne Renard (basse), New Morning, 7 juin 2021

Un jour, le guitariste Paul Jarret (mère suédoise, père français) s’est souvenu de son arrière-grand-mère, Emma Jonasson, partie de Suède pour les Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, puis revenue une dizaine d’années plus tard. Ces émigrants suédois (plus d’un million au total sur tout le XIXe siècle) emportaient dans leur périple des chants de leur pays natal, mais en inventaient de nouveaux pour évoquer leur condition particulière d’exilés. Dans ces chants, la nostalgie s’invite à chaque coin de strophe. Par exemple celui, bouleversant, qui évoque le moment où l’on consomme le dernier pain cuit dans un four du pays natal. Paul Jarret s’est rendu à la Bibliothèque nordique de Paris pour consulter des recueils de chants de migrants. Il les a traités à sa façon, les habillant de musiques originales quand il en sentait le besoin.

Cela donne une musique poignante et habitée. Elle est traversée par une inguérissable nostalgie que Paul Jarret suggère notamment par des accords de guitare lancinants qui posent l’atmosphère des morceaux. Le nyckelharpa joué par Eléonore Billy exprime l’appel persistant du pays natal. Cet instrument traditionnel suédois s’apparente à la vielle. Il se compose de quatre cordes frottées et de trois cordes en sympathie, dont la résonance naturelle résume cette nostalgie dans le cœur de chaque migrant.

Nostalgie et violence. La vie est dure pour tous les migrants, même ceux qui ont les cheveux blonds. Il faut repartir de zéro, se confronter à une nouvelle vie, parler dans une langue qui n’est pas celle dans laquelle on rêve. Ce n’est pas un changement, c’est un arrachement. Il heurte, déchire.  Et c’est pourquoi le frottement est au cœur de cette musique.

Les coups d’archets râpeux d’Etienne Renard à la contrebasse expriment bien cette tension. A certains moments les trois musiciens, Etienne Renard mais aussi Eleonore Billy et Paul Jarret se mettent à frapper leur instrument à coups d’archets abrasifs. Une ambiance noisy envahit la musique et vient combattre la nostalgie.

Violence et nostalgie. La voix de la chanteuse Hanna Tolf résume la dualité de la musique du groupe de Paul Jarret. Comme sa compatriote Isabelle Sörling, elle appartient à la catégorie des pythies plus que des chanteuses.

 

Sa voix manifeste une capacité troublante à être lointaine, enveloppante, puis à frapper l’auditeur au plexus. Quand elle est récitante, le suédois se colore d’une sorte de sensualité enfantine, on a l’impression qu’elle a de la gelée de groseilles plein la bouche (et sur les joues). L’instant d’après, elle a des éclats de violence dans l’aigu qui filent la chair de poule.

Paul Jarret a composé ces musiques en observant les images de migrants africains se cogner aux portes de fer de la vieille Europe : « Je trouvais ça troublant…Depuis les années soixante, on présente la Suède comme un pays d’avant-garde, un modèle pour les relations hommes-femmes ou pour la protection sociale. Cent ans plus tôt, c’était un pays ravagé par la famine que tout le monde voulait fuir. Tout peut donc basculer très vite… » dit-il, songeur.

Cette musique révèle une capacité troublante à nous faire voyager très loin. On est dans une fête dans le Midwest, fin du XIXe siècle. Les danseurs font tourner leurs cavalières, et s’étourdissent eux même dans le tourbillon des notes et des virevoltes. Tout à coup l’un des danseurs est rattrapé par le passé. Il regarde le visage de sa cavalière, mais pense à d’autres yeux, d’autres paysages. A ceux qui sont restés. Sa cavalière s’inquiète. Le danseur au cœur fragile la rassure. Il se passe la main sur la visage et continue à valser. Ça passera, ça finit toujours par passer.

 

Texte : JF Mondot

Dessins : AC Alvoët (voir d’autres dessins, peintures, gravures-pas seulement de jazz-sur son site www.annie-claire.com)

Post-scriptum : Après Paul Jarret c’est le Big Band de Grégoire Letouvet, les Rugissants qui a clos la soirée. Sur la thématique du cri, Grégoire Letouvet (aux claviers par ailleurs) fait un usage personnel du big-band avec des choix très tranchés (une couleur dominante par morceau, un soliste mis en valeur) qui évitent toute dispersion d’énergie et offrent des contrastes pleinement assumés.

Grégoire Letouvet manie son big band comme on peint au couteau. On pense de temps en temps au Multicolore feeling Fanfare d’Eddy Louiss pour l’allégresse et les flambées d’énergie. On admire les introductions très ciselées et les solistes inspirés, parmi lesquels Thibault Merle, sax ténor, dans Le cri de la rue.