Jazz live
Publié le 28 Mar 2022

Reflektor John Zorn

Un point d’étape sur la foisonnante actualité de l’ennemi juré de la procrastination ? C’est à Hambourg que cela se tenait autour de l’équinoxe de printemps à la Philarmonie de l’Elbe, à l’acoustique aussi mirobolante que son architecture.

Cette manifestation apparaît comme une suite à l’édition spéciale de Jazz em Agosto à Lisbonne en 2018, où étaient proposés des concerts complets de plusieurs formations, dix jours durant. Depuis, on a assisté à des « marathons » présentant la musique de manière très ramassée, avec des sets aux durées réduites et leur accumulation sur une ou deux journées. On préfère le format « carte blanche » qui permet à l’artiste de dresser un panorama plus complet d’une œuvre en perpétuelle expansion, entre projets au long cours, combos ponctuellement ressuscités et nouvelles pièces du puzzle. Du 17 au 21 mars, une odyssée de 15 projets et 30 musiciens se répartit entre le grand (Grosser Saal, temple pour la musique) et le petit (Kleiner Saal, plus spacieux que son nom l’indique avec 550 places) auditoriums, aux qualités acoustiques célébrées par Zorn et son ingénieur du son Marc Urselli.

Au lieu du métal-jazz de Simulacrum initialement prévu, Reflektor s’ouvre avec le programme remanié Bagatelles Special Edition. En solo, Brian Marsella (p) conforte la bonne impression laissée par son album dans ce format, inséré dans le deuxième coffret consacré aux Bagatelles (dont Pascal Rozat a livré une définition et décrypté les contours ici et ailleurs) publié par Tzadik. Désormais membre de la garde rapprochée, le pianiste est habité par le matériau, et une évidente communion artistique se perçoit entre le compositeur et son interprète. Entre délicatesse absolue et dynamisme foudroyant, classicisme scrupuleux et espièglerie déjantée, on s’amuse d’une étonnante pièce pour piano semi-préparé (la main gauche assure de manière traditionnelle un motif rythmique dans les basses, tandis que les cordes bloquées concernent la section du clavier jouée de la main droite). En duo, Julian Lage & Gyan Riley (g), dont la virtuosité discrète et la complémentarité fusionnelle ont déjà été louées sur ces pages, s’emparent de titres du corpus qu’ils inauguraient quatre ans auparavant sur la scène de Lisbonne. Logique de les voir appelés à la rescousse pour la soirée d’ouverture, le duo ayant gravé ce répertoire en studio quelques jours avant ce séjour allemand.

Masada (John Zorn (as), Dave Douglas (tp), Greg Cohen (b), Joey Baron (d)) : plaisir intact à retrouver cette association de titans, la dynamique de leurs interactions, la conjugaison de leurs personnalités, et des compositions ayant passé haut-la-main l’épreuve du temps. Avec son mordant, un sens de l’émulation collective apportant un surcroît de brillance et lui permettant d’assurer, sous la férule d’un Zorn omniscient, de célères virages et sautes d’humeur, le groupe reste une borne du jazz contemporain. Puis de contrebalancer ces exploits par une pièce mélodique au tempo moyen, gratifiée d’expositions peu empressées à l’unisson alto-trompette, d’une douceur langoureuse. Retour aux éruptions capricantes et sens du suspense consommé : on reste suspendu à chaque frappe, note et mouvement. Le New Masada Quartet (John Zorn (as), Julian Lage (g), Jorge Roeder (b), Kenny Wollesen (d)) enchaîne sans délai, groupe à moitié rajeuni ayant troqué la trompette pour une guitare. D’une plus grande linéarité que l’éclaté Masada, la musique, quoiqu’irréprochable, ne suscite pas le même frisson. Zorn lui-même calme le jeu, ses phrasés privilégiant l’épure et la simplicité. Une miniature cinglante de derrière les fagots vient faire faire vaciller nos certitudes. Reste que dans l’ensemble, Roeder et Lage se montrent plus attachés à une rondeur formelle que leurs aînés. Pour le final, Zorn se pique de réunir les deux groupes. Voici le Masada Septet – ainsi nommé par le maître, et a priori inédit.

The Turner Etudes : un CHOC fut attribué au disque correspondant, qui se distingua au sein d’une pléthorique production. Le même CHOC est ressenti dans le petit auditorium de l’Elphie. 18 études, conçues comme une suite et inspirées par autant de croquis du peintre britannique J.M.W. Turner sont exécutées à un étourdissant niveau pianistique par le rigoureux et non moins britannique Stephen Gosling, et le public n’ose ni applaudir ni reprendre son souffle entre chaque vignette. Les influences musicales énoncées par le compositeur dans leur conception courent de Bach à Ligeti. Pointillisme, rêveries, élans impétueux, développements obsessionnels, excursions atonales, la muse de Zorn est loin de se tarir.

Sous l’intitulé Sacred Music, « The Holy Visions » est porté par un quintette vocal composé de Kirsten Sollek, Eliza Bagg, Elizabeth Bates, Sarah Brailey, Rachel Calloway.

Textes en latin et revival médiéval austère pour cette suite dédiée aux mystiques chrétiens et à Hildegarde von Bingen, dont Zorn vénère le parcours et les multiples talents. Les chanteuses non accompagnées sont munies de diapasons dont elles font régulièrement usage. L’américain trouve souvent l’inspiration du côté de personnalités du Vieux continent.

Pour « Nove Cantici » et « Teresa de Avila », Bill Frisell (g) se joint au duo de la veille (Lage et Riley, g), pour une nouvelle tranche de musique religieuse, célébrant cette fois les  saint(e)s François d’Assise et Thérèse d’Avila, auxquels un album chacun a été dédié (on préfère le suivant, « Parables »). Avec une grande sobriété, les guitaristes mettent en sourdine leurs personnalités et préoccupations respectives pour entrer pleinement dans la zone Zorn, compositions arpégées aux accents hispaniques plus ou moins marqués ou diffus. L’unité du trio se renforce avec chaque titre, et les dernières pièces sont les plus vibrantes. L’une d’elles évoque le corpus de Masada, par son thème, son rythme et état d’esprit.

Songs for Petra s’inscrit dans la continuité du « Song Project », en collaboration avec le parolier, guitariste, chanteur et producteur Jesse Harris. « Song Project » recourait à des compositions préexistantes auxquelles étaient ajoutées des paroles entonnées par Sofia Rei, Mike Patton et Jesse Harris. En gestation pendant huit ans (du fait de la difficulté pour Harris de mettre en textes certaines des compositions), « Songs for Petra » reprend le même principe mais avec l’idée d’associer cette fois le trio de Julian Lage à la seule interprète Petra Haden. En résulte une musique séduisante et accessible, et portant néanmoins la griffe de l’auteur avec des mélodies serpentines loin d’être évidentes à négocier, avec des grooves entraînants et une mise en sons chaleureuse. L’album nous avait laissé quelque peu indifférent, mais le concert exhausse les qualités des chansons, qui trouvent le bon équilibre entre la décontraction du groupe, une chanteuse convaincante et des compositions plus complexes qu’il n’y paraît. Petra Haden (voc), Julian Lage (g), Jesse Harris (g, voc), Jorge Roeder (b), Kenny Wollesen (d) emportent le morceau.

Heaven and Earth Magick (Stephen Gosling (p), Sae Hashimoto (vib), Jorge Roeder (b), Ches Smith (d)) reprend une formule chère à Zorn, radicale et d’une grande simplicité, dans ce cas l’association de deux instruments (vibraphone et piano) dévolus à une partition d’obédience contemporaine tandis que bassiste et batteur (soit la traditionnelle rythmique du jazz) improvisent librement. Le résultat en impose par l’énergie déployée et par le brouillage de pistes occasionné, l’oreille n’étant guère habituée à cette distribution. Moins un mélange des genres qu’un geste conceptuel, qui remet en question notre façon d’écouter. Avec le génial Ches Smith et la révélation Sae Hashimoto.

Après un premier (2010–2017) et deuxième (2016–2018) chapitres, le cinéaste Mathieu Amalric présente à Hambourg le troisième segment du work-in-progress qu’il consacre à Zorn. Le précédent donnait à voir les multiples facettes du compositeur, à travers ses relations avec ses collaborateurs et des citations de l’artiste. « John Zorn 2018-2022 » se concentre sur la relation de travail entre Zorn et la soprano Barbara Hannigan, de répétitions harassantes en triomphes scéniques. Les échanges de mails lus par Amalric en voix off témoignent des doutes de la chanteuse sur sa capacité à interpréter l’œuvre écrite pour elle et des encouragements inlassables de Zorn à son égard, conduisant au tour-de-force « Jumalatarret ». Le montage a été bouclé peu de temps avant la projection, qu’Amalric, à la fois témoin et protagoniste, présente, caméra en main. Les captations sur le vif continuent.

The Complete String Quartets se répartissent en deux séances distinctes. Ces pièces expressionnistes et astringentes, toutes en ruptures de ton, parfois drôles, souvent maussades, présentent toutes les caractéristiques, tournures et manières du compositeur, appliquées au quartette à cordes, utilisé selon toute l’étendue de ses possibilités, de l’effleurement quasi-silencieux à l’extrême acrimonie. Entendre ces œuvres sur scène dans des conditions optimales nous les fait redécouvrir dans toute leur vivacité, chaque pincement, glissando ou archet fouettant l’air prenant sens avec un effet saisissant. Un Zorn ému tire la capuche de son hoodie au JACK Quartet : Christopher Otto (vln), Austin Wulliman (vln), John Pickford Richards (viola), Jay Campbell (cello), dont il salue le dévouement, la passion, l’imagination, et indique au public qu’il s’est agi de la meilleure représentation jamais livrée de ce corpus de son travail, dans le meilleur auditorium jamais mis à sa disposition. Il rappelle au passage que « Necronomicon » a été créé en 1993 au bar Tonic dans un brouhaha considérable, et que le rejet de cette partie de son travail par le milieu classique lui a paradoxalement donné envie de poursuivre dans cette voie.  

Ce devait être la première scénique mondiale du quartette Chaos Magick (signataire de deux albums dans un laps de temps très bref, tandis qu’un troisième est annoncé). Mais pour les mêmes raisons que Simulacrum (deux musiciens retenus au pays par un célèbre virus), Zorn tranche en faveur d’une mouture 2022 de Cobra, s’appuyant sur les forces en présence, au prix de répétitions additionnelles (photo ci-dessous). Une aubaine en réalité que d’assister à cet ouvrage historique (de la famille des game pieces) et, par sa dimension visuelle, passionnant à contempler.

John Zorn est au pied de la scène, accessoires disposés devant lui, prêt à diriger les opérations. Cobra est une conduction reposant sur un système de notations, direction d’orchestre et règles spécifiques. Les interactions sont constantes et évoluent en temps réel, non seulement à l’initiative du chef (nommé prompter) mais aussi des membres du groupe (Jay Campbell (cello), Bill Frisell (g), Brian Marsella (p, Rhodes), Jorge Roeder (b), Trevor Dunn (elb), Sae Hashimoto (vib), Ikue Mori (elec), Kenny Wollesen (d), Ches Smith (d), Cyro Baptista (perc)). Sont impliqués cartons de couleur, instructions écrites au feutre en direct (et que le public ne peut pas voir), gestes de désignation entre membres du groupe et bandanas rouges apparaissant à tour de rôle sur plusieurs têtes. Des initiatives sont validées, d’autres rejetées, à chaque instant des duos sont formés puis interrompus, une carte brandie amène la musique dans une autre direction, un autre mode de jeu, voit s’interrompre certains participants tandis que d’autres doivent émettre des propositions. Frisell, qui était du double-album publié dans les années 80, se montre effacé, à l’opposé d’autres membres prenant des initiatives avec appétit. Gare au musicien distrait car le chef voit tout et tend des pièges à qui connaîtrait une nanoseconde d’inattention. Il prend un malin plaisir à faire évoluer l’ensemble dans des directions peu prévisibles. Yeux écarquillés et prêt à en découdre, à l’opposé de son habituelle apparence extatique, Ches Smith est sur des charbons ardents. Le public exulte.

C’est l’heure de l’opéra. L’élaboration persévérante de la pièce « Jumalattaret » par Barbara Hannigan (voc) et Stephen Gosling (p) a été projetée plus tôt. La soprano, à l’honneur du triple programme Barbara Hannigan sings John Zorn, enchaîne ces 25 périlleuses minutes avec « Pandora’s Box » accompagnée du JACK Quartet. Chant, souffle, râles, chuchotements, malédictions, la voix est sollicitée dans ses moindres recoins avec une dimension éminemment physique. Les textes en allemand sont énoncés dans le style sprechgesang, parlé-chanté. Puis c’est « Song of Songs », pièce maintes fois remise sur le métier depuis une première version impliquant déjà Mathieu Amalric (voc), en 2009. En anglais, Amalric et Hannigan narrent cet hymne à l’amour, où la spiritualité exacerbée se mêle à une sensualité brûlante, soutenus par le quintette vocal responsable de « The Holy visions ». Une déclaration de flamme d’autant plus incarnée qu’elle est servie par un véritable couple, ce qui, n’en doutons pas, relève de la stratégie du compositeur d’injecter un supplément d’âme et de chair à ses œuvres en faisant appel aux personnalités pour leur humanité et leur vécu, au-delà de leurs seuls talents, afin d’accentuer encore la profondeur de la performance. Diable d’homme… et coïncidence avec l’actualité discographique puisque « Song of Songs » (aka Shir Hashirim) paraît au même moment dans une édition limitée (format livre avec des croquis de JZ).

John Zorn (org) promettait un remake du volume 6 de The Hermetic Organ, inspiré par deux nouvelles d’Edgar Poe et ajoutant le saxophone au spectaculaire orgue Klais. Il aura changé d’avis, car outre l’absence d’alto on a droit à une exploration minutieuse, sans direction apparente mais évocatrice de la musique spectrale, des possibilités offertes par le quadruple clavier et leur projection sonore, la salle prenant des allures de base lunaire. Les tuyaux, que l’on croyait incrustés aux murs et qui s’étendent sur plusieurs étages, se mettent à luire derrière les cloisons alvéolées, et les regards se partagent entre ces brasillements haut perchés et les actions du musicien sur la machine. Ce dernier glisse d’un bout à l’autre du banc, absorbé par les fonctionnalités du tableau de bord galactique. Pour le final, un invité non crédité se joint à lui, équipé d’un dispositif électronique qui occasionne des effets de vibrato et oscillations supplémentaires. Le rituel de Zorn à l’orgue est désormais établi, et constitue une plaisante distraction (celle de voir un musicien expérimenter en direct), même si le rendu peut laisser circonspect.

Formation ouvertement jazz (et qui existe indépendamment du giron zornien), le trio de Brian Marsella (p) Trevor Dunn (b) et Kenny Wollesen (d) donne à entendre des titres issus des albums « The Hierophant » et « Meditations on the Tarot », inspirés de la cartomancie du même nom. On passe d’un swing franc du collier à d’autres rythmes et styles – jazz jungle, romantisme éperdu, insert métal acoustique se succèdent en un clin d’œil avec une énergie maniaque. Le clavier recule sous l’attaque, le tabouret menace de se mettre en grève, les lunettes s’envolent à plusieurs reprises… mais les structures ne sont pas perdues de vue, et nos new yorkais les survolent avec une aisance qui n’est permise que par une connaissance intime du matériau. Discrètement accroupi dans l’obscurité sur un côté de la scène, derrière du matériel technique, Zorn dodeline de la tête avec approbation. On le retrouve au même poste d’observation aux concerts auxquels il ne prend pas part comme instrumentiste ou chef de bande, premier spectateur de sa musique. Il ne lésinera pas sur les compliments, heureux du déroulement, du niveau de jeu et de la qualité d’écoute du public. Marsella nous fait l’effet d’un Monty Alexander ayant binge-watché l’intégrale de Tex Avery. Mais pas de thèse sans antithèse, et la suite promeut une ambiance feutrée, cocktail lounge, dessinant une autre facette du groupe comme du répertoire.

Avec le Gnostic trio (Bill Frisell (g), Kenny Wollesen (vib), Carol Emanuel (harp)) Zorn élague toute virulence en faveur d’une écriture d’une simplicité biblique. Une musique éthérée, sans aspérités, presque désincarnée, d’une douceur étale, préparant la voie à une rencontre avec les anges. L’association instrumentale est délibérément cotonneuse. Aux ondulations nuancées du vibraphone répondent celles de la harpe et de la guitare. Carol Emanuel, qui collabore on and off avec Zorn depuis quarante ans, a œuvré dans le champ des musiques de méditation et de relaxation, ce qui la prédisposait peut-être à arpenter ce territoire céleste. On ne retrouve pas ici de sens du défi ni de stratégie de la tension, ce qui peut perturber l’auditeur attaché au Zorn pugnace, même si quelques discrètes et intermittentes dissonances rassurent. Cette adresse paradisiaque ne figurerait-elle pas une autre forme de radicalité ?

Le final s’incarne en une jam session cathartique, ressuscitant un projet parmi les plus festifs du catalogue et dont on n’avait pas de nouvelles depuis deux baux. Six membres ici présents étaient du line-up original. A l’instar du New Masada Quartet, le groupe est rebaptisé New Electric Masada. S’y ébrouent John Zorn (ts), Bill Frisell (g), Julian Lage (g), Brian Marsella (p, Rhodes), Ikue Mori (elec), Trevor Dunn (elb), Kenny Wollesen (d), Joey Baron (d) et Cyro Baptista (perc). Les thèmes parmi les plus mélodiques du Book trentenaire y sont revisités en version jazz-fusion, avec un côté relâché bienvenu, même si Zorn mène toujours la barque et réserve, à ses complices comme au public, des surprises. Mori lance l’intro via des sonorités scintillantes, prélude à l’instauration d’une ambiance modale, et le groupe décolle illico pour un set gourmand, avec des airs relookés et flanqués de riffs rock. Les survoltés et complices Baron et Wollesen se fendent la poire. Et qui d’autre que Zorn pour se permettre de diriger Bill Frisell – et lui signaler sans y mettre les formes qu’une de ses pédales dysfonctionne ? Les guitaristes livrent des solos fougueux à la faveur de formats moins contraints que les jours précédents. De gestes, Zorn gère le volume, effectue le mixage en direct. On se délecte d’un passage avec Frisell en rythmicien funky et à un call-and-response entre Lage et Zorn. Le groupe fait monter l’extase, et le boss y va de quelques flèches dans les aigus en guise de signature au bas du tableau. David Cristol

Photos © Daniel Dittus