Francis Marmande, le jazz et la colère du bonheur - Jazz Magazine
Hommage
Publié le 31 Déc 2025

Francis Marmande, le jazz et la colère du bonheur

Francis Marmande © X/DR

Francis Marmande © X/DR

Pascal Anquetil se souvient du célèbre écrivain et critique de jazz qui était aussi son ami, mort le le 25 décembre, à 80 ans.

Je me souviens de ce mardi 4 novembre 1965 dans la salle de la Mutualité à l’effroyable acoustique. À l’affiche du Paris Jazz Festival 1965, deux hérauts du jazz nouveau, du même âge (35 ans !), Rollins et Coleman s’y affrontèrent en une joute de géants. J’ai su que plus tard que Francis comme moi était présent à ce concert de légende. Nous aurions pu donc nous y rencontrer à cette époque. En réalité, je n’ai vraiment connu Francis qu’en 1977 quand il débutait au Monde et moi au quotidien J’informe, éphémère quotidien du soir dirigé par Joseph Fontanet qui voulait à la veille des élections législatives de 1978 concurrencer le Monde. Pari perdu ! Loin de me prendre pour un concurrent, Francis m’avait au contraire chaleureusement encouragé à écrire le plus d’articles possibles dans les colonnes du journal car, me dit-il, cela encourageait la rédaction culture du Monde à lui commander davantage de chroniques.

« Quand disparaît un musicien de jazz, c’est le jazz entier qui s’appauvrit » écrit-il dans La chambre d’amour, anthologie non préméditée de portraits de grands artistes de jazz, écrits à chaud, dans l’urgence, par surprise, à l’instant de leur mort, pour Le Monde. Quand disparaît une si fine et singulière plume que lui, c’est un témoin rare qui s’en va, une mémoire vive, amoureuse du jazz et de ses musiciens qui soudainement s’efface. Tous les textes et chroniques qu’il a pu écrire au fil des décennies n’y peuvent rien. Il reste un vide, un manque irréparable. Exercice de stèle, la “nécro” (quel vilain mot !) est trop souvent le prétexte à un exercice de style mortuaire qui ne sert qu’à mettre en valeur le scribouilleur de service. Avec Francis Marmande, c’est tout le contraire. Cette épreuve obligée devient sous sa plume un modèle d’écriture. Inimitable par la justesse de la phrase, la musique de la prose faussement impersonnelle (c’est la loi du genre), toujours traversée d’émotion amoureuse. Sa dernière nécro dans le Monde date du 29 octobre dernier. Il y écrivait ; « Pourquoi, au soir de la mort de Jack DeJohnette, a-t-on dans l’oreille un “solo” millésimé 25 août 1981 à Willisau, ‘catastrophe apprivoisée (Cocteau), pyrotechnie mathématique, le luxe des rythmes soufflé par les dieux, grosse caisse archivitaminée (bass drum) du pied droit, sans la moindre faute de rythme ni de goût ? L’un des derniers opus personnels de Jack DeJohnette s’intitulait “Music We Are” (2009). C’est de ça qu’il s’agit. » Je me souviens avoir reçu à la suite de ma chronique élogieuse en 1997 de La Chambre d’amour dans Jazzman une carte postale délicieuse où il me disait : « Ton article m’a profondément touché. Je vais te dire pourquoi. Malgré les airs que je me donne, je ne me fais qu’une confiance très relative. » Tout Francis est dans cet aveu.

Ne nous le cachons pas, Francis était un grand séducteur à la personnalité tout à la fois forte, brillante, complexe et contrastée. Il avait aussi, je le sais, sa part d’ombre. Ses haines étaient tenaces, ses fâcheries terribles et définitives, ses colères éruptives. Certaines attachées de presse s’en souviennent encore. C’est bien pour cela qu’il se refusait à ouvrir un compte Facebook : «Parano comme je suis, m’avoua-t-il en rigolant, je n’ose pas imaginer les conséquences… » En presque cinquante ans de compagnonnage, j’ai eu quant à moi la chance et le bonheur de ne connaître que « the sunny side » de Francis. Irrésistible raconteur d’histoires, compagnon de table festif, ami sensible, superbe et généreux, toujours fidèle à cette profession de foi : « Je n’aurai cru qu’en l’amitié et au plaisir du rire. »

Francis Marmande, c’est surtout et d’abord un écrivain “de” jazz comme il en existe très peu. J’admire son style si personnel, tantôt haché en phrases courtes, tantôt lâché en phrases plus longues qui respirent comme des lignes de basse ; un style chaloupé fait de raccourcis vertigineux, de changements de rythme, mêlant en virtuose de la prose informations et impressions intimes.

Je me souviens avec bonheur de nos joyeux diners chez lui, chez Philippe Carles ou chez moi avec nos épouses respectives. Je me souviens avoir suivi devant sa télé, dans son appartement d’alors, avenue Daumesnil, d’épiques matchs de rugby de l’équipe de France lors du Tournoi des 5 nations. Euphorisés par le jeu et l’enjeu, nous nous passions une bouteille d’Armagnac tel un ballon ovale. Je me souviens de nos chaudes nuits à Calvi, en Martinique aussi en 1990 à rire, boire et refaire le monde du jazz. Je me souviens aussi qu’un matin vers 10h, descendant du bus place Gambetta, devant la Mairie du XX°, pour aller à mon bureau du CIJ, je vois en terrasse quatre personnes attablées face de grands verres de pastis bien tassé. Je lève les yeux et découvre, hilares, Francis et Sybille avec le journaliste Michel Mompontet et sa femme Susana. J’apprends alors que ces derniers sont les seuls invités et témoins de leur mariage surprise et secret. J’ai immortalisé la scène grâce un appareil de photo jetable acheté au tabac d’en face et que j’ai ensuite confié à Francis. Où sont donc les photos ?

N’oublions pas que Francis fut aussi contrebassiste. « Je joue depuis toujours de la contrebasse qui se joue de moi. Je joue plutôt mal mais avec beaucoup de cœur. » Quand on lui vola sa Pöllman qu’il tenait de Henri Texier, il en fit un merveilleux livre La Housse partie (Fourbis, 1997). Ainsi définissait-il l’instrument : « Une petite tête sur un long cou et un corps volumineux, elle ne vibre que lorsqu’on lui caresse le ventre. » Et de préciser : « Elle a le corps de maman et la voix de papa. Cette phrase, tombée à l’étourdi, me colle depuis aux doigts. » C’est dans une librairie du XIIème que je l’ai entendu pour la première fois jouer« avec cœur » avec le saxophoniste amateur Sylvain Guérineau, un complice de duo depuis 1966. En 1989 à Berlin-Est, Marmande enregistra ave Jac Berrocal, trublion déjanté de la trompette free jazz punk, La nuit est au courant”, album publié par In Situ en 1991. Il y joue avec le contrebassiste allemand Hubertus Biermann et à la batterie un revenant, Jacques Thollot, « l’ange de l ‘étrange » comme le nomma Francis. J’ai eu la chance de voir et d’entendre ce groupe improbable à l’Entrepôt (Paris XIVème) en novembre 1990 lors d’une prestation vraiment surréaliste.

Plus que les festivals, il aimait surtout le jazz en club pour la proximité qu’il autorise : « En club, on voit la musique. On entend ce qu’elle dit. Corps, gestes, mains, yeux, on voit tout. On voit ce qu’on ne voit jamais à l’image, les musiciens quand ils ne jouent pas. On les voit quand ils s’écoutent. On les voit penser la musique. On voit ce regard intérieur. »

Plus qu’un contrebassiste, Francis Marmande, c’est surtout et d’abord un écrivain “de” jazz comme il en existe très peu. J’admire son style si personnel, tantôt haché en phrases courtes, tantôt lâché en phrases plus longues qui respirent comme des lignes de basse ; un style chaloupé fait de raccourcis vertigineux, de changements de rythme, mêlant en virtuose de la prose informations et impressions intimes. Le pianiste Denis Levaillant a défini avec justesse la phrase marmandienne comme « nourrie d’assonances, de respirations, de rebonds, de liens de sens profonds. La phrase de l’instant, ancrée et modulante, pourvoyeuse d’imaginaire. La phrase chroniqueuse, parfois cruelle, toujours acérée, et drôle, et inventive, et poétique, et si peu universitaire. » Bref une écriture librement jazz, marquée par ce qu’il appelait, en empruntant la formule à Gustave Monod, « une certaine allégresse intime. »

A une époque, ses papiers pouvaient agacer en raison de certaines… “obscurités”. J’avais eu un jour l’imprudence de lui dire que je n’avais tout compris à la lecture de son dernier papier. Il me dit, navré, presque meurtri, un peu fâché même : « Ah non pas toi ! » Il faut dire que son langage était alors souvent codé, destiné à quelques rares initiés qui seuls pouvaient comprendre (parfois mais pas toujours) ses allusions cryptées, ses piques assassines, ses coups de griffe et autres règlements de compte très personnels.

A chaque concert où je le croisais, j’attendais toujours avec impatience et gourmandise le lendemain pour lire dans le Monde son récit dans les colonnes du Monde. Sonny Rollins et Keith Jarrett pour les Américains, Bernard Lubat et Michel Portal pour les Français, étaient ses “sujets” de plume favoris et sur lesquels il aimait sans cesse revenir au fil de ses comptes rendus. Plus que les festivals, il aimait surtout le jazz en club pour la proximité qu’il autorise : « En club, on voit la musique. On entend ce qu’elle dit. Corps, gestes, mains, yeux, on voit tout. On voit ce qu’on ne voit jamais à l’image, les musiciens quand ils ne jouent pas. On les voit quand ils s’écoutent. On les voit penser la musique. On voit ce regard intérieur. » Les oreilles toujours aux aguets, l’alarme à l’œil, il m’impressionnait par la justesse de plume pour “raconter” un concert. Je me souviens que lors d’une prestation de Keith Jarrett au Théâtre des Champs-Élysées, à deux reprises, Marmande crut “le voir quitter le plateau des vaches”. Assistant à ce fabuleux concert, je ne me prononcerais pas sur ce phénomène de lévitation, mais je ne jurerais pourtant pas de son impossibilité.

« J’aime, qui oserait le dire ? les musiciens bien plus la musique. » Voilà une confession intime que je pourrais faire mienne. C’est bien pour cela que tant de musiciens le pleurent aujourd’hui. Ces quelques témoignages l’attestent : « Rarement le jazz et tout ce qui s’y joue, sur scène ou ailleurs, auront été écrits et décrits avec tant de justesse, de talent et de tendresse. » (Thomas Savy). « « J’ai eu la chance d’être plusieurs fois l’objet de l’élégance de ses mots, et après chacune de nos rencontres, après avoir bien ri et refait le monde, je me sentais un peu plus intelligent. » (Simon Goubert). « Il avait ce talent de découvrir dans nos musiques, bien plus que nous ne pensions y avoir mis. » (Jean-Jacques Milteau). On pourrait ajouter les témoignages d’Éric Le Lann, Joëlle Léandre, Anne Ducros, Bernard Lubat, Géraldine Laurent, Pierrick Pedron, Diego Imbert, etc. Ils sont comme nous tous très tristes aujourd’hui. Ne parlons pas de son frère bayonnais Michel Portal, aujourd’hui malheureusement prisonnier dans un brouillard intérieur. Tous ses nombreux articles sur lui et son parcours mériteraient un grand livre à part entière. Quelques semaines avant de mourir, les éditions Bouquins ont proposé à Francis Marmande d’imaginer un livre réunissant ses écrits sur le jazz. « Ça ne se refuse pas », leur a-t-il dit. On espère que ce projet verra vite le jour.

Le jazz, on le sait, est un mot passe-partout ; mieux un mot de passe ; mieux encore « le jazz est une passe » aimait-il répéter. Une passe qu’il faut comprendre dans ses multiples acceptions : passage, laissez-passer et transmission, comme on se passe entre joueurs un ballon de rugby. C’est pourquoi, selon lui « tous les musiciens de jazz sont des passeurs, passeurs entre ancien et moderne, entre Afrique et Europe, entre sacré et profane, entre maîtrise et folie, entre spiritualité et combats… le jazz ne répète rien. » Il recycle librement.

Coda : « Je ne me demande jamais pourquoi j’aime le jazz, mais assez souvent pourquoi je l’aime à ce point ». Et pourtant à la question « Pourquoi le jazz », que je lui avais posée en 2010 voici la fin de la superbe réponse poétique qu’il m’avait envoyée pour publication dans une édition de mon guide-annuaire « Jazz de France » (CIJ-Irma) :

« Pourquoi le jazz ?

parce que le jazz

n’est pas de la musique pas de l’art

pas du cochon

mais l’instant

la science

la violence

la colère du bonheur c’est tout »