Jazz live
Publié le 5 Août 2012

Jazz in Marciac. Racines

 

 A la pharmacie du village, un présentoir avec des bouchons d’oreille. On se les arrache. Le pharmacien se frotte les mains. Il en renouvelle le stock trois fois par jour. C’est grâce au festival. La devise de JIM pourrait concurrencer celle des Jeux Olympiques. Plus nombreux (les musiciens), plus longs (les concerts), plus fort (le son). Cadeau empoisonné. Qui pourrait maintenir en éveil son attention d’un bout à l’autre d’une soirée interminable ? Celle du 3 août a battu tous les records. Si elle reste dans les annales, ce sera à ce titre.


Entamée à 21 heures, elle s’est prolongée jusqu’après 3 heures du matin. Une pléthore de groupes. Et des décibels en folie. Au point qu’elle laisse une impression brumeuse et décourage l’analyse. Elle offrait le meilleur (le quartette de Nicolas Folmer avec l’orchestre à cordes du Conservatoire de Toulouse dirigé par Jean-Pierre Peyrebelle) et le pire (Biréli Lagrène, Ibrahim Maalouf). S’agissant de ces derniers, leur valeur intrinsèque n’est pas en cause – encore que le virage vers le hard rock pur et dur pris par le trompettiste soit, à quelques égards, consternant. Comme le parti pris de l’un comme de l’autre de forcer la sono jusqu’à un niveau insoutenable. J’ai déjà écrit le mois dernier, à propos du Nice Jazz Festival, ce que je pensais d’une pratique qui tend à se généraliser. Inutile d’y revenir. Et oublions très vite ce marathon qui n’aura satisfait que les forcenés des records en tous genres.

 

Le lendemain, Angélique Kidjo. Sympathique. Généreuse. Athlétique. Presque aussi diserte, dans la présentation de ses morceaux, qu’Ibrahim Maalouf la veille. Son discours exprime des bons sentiments à foison. De ceux auxquels on ne saurait qu’adhérer. Elle danse avec une grâce féline et connaît toutes les roueries de ce qu’on nomme, sans aucune connotation péjorative, une « bête de scène » : bain de foule, public convié à ses côtés sur le podiuml ou invité à chanter en choeur.

Parenthèse : ce dernier procédé tend, lui aussi, à se généraliser. Faire annôner et répéter, avec plus ou moins de justesse, des bribes de phrases musicales à une foule béate, fait désormais partie du rituel. Le plus sidérant, c’est la docilité des spectateurs se prêtant à ce qui relève d’un jeu de patronage. Sans doute l’illusion, fallacieuse, évidemment, de participer comme acteur au spectacle.

Pour en revenir à Angélique Kidjo, elle se situe dans la mouvance de Miriam Makeba dont elle revendique l’héritage sans en avoir l’envergure. De celle-ci, elle reprend les thèmes et les tubes (Pata Pata), distille aussi les paroles qu’Henri Salvador déposa sur la Petite Fleur de Bechet.

L’Afrique occupe une place éminente dans son répertoire et elle évoque volontiers son Bénin natal. Une Afrique devenue à la fois mythe et symbole. Aussi fantasmatique, sans doute, que les Impressions qu’en tira Raymond Roussel – lequel, pour sa part, n’avait approché que de très loin ce continent.

 

Avec Lucky Peterson, son orgue, sa voix et sa guitare, Wynton Marsalis célèbre les retrouvailles du jazz et du blues. Un couple qui, en réalité ne s’est jamais perdu de vue et dont les chemins se sont souvent croisés. Constitutifs l’un et l’autre de la grande tradition noire-américaine. Cette célébration des origines est, en réalité, un véritable bain de jouvence. Rien de figé, d’artificiel. Non une reconstitution, mais l’expression, dans un idiome commun, de ce qui fait l’essence même de cette musique. Le mot « authenticité » a souvent été galvaudé. Il retrouve ici tout son sens, tant il est manifeste que chacun est, et sans se contraindre en aucune façon, dans son élément naturel.

Place est donc faite au blues et à son versant sacré, le spiritual. Sometimes I Feel Like A Motherless Child, chanté et joué avec une douceur inattendue par Peterson, Amazing Grace, chargé d’émotion, Down By The Riverside, Saint James Infirmary, See See Rider, Every Day I Have The Blues, tous les classiques du genre retrouvent une nouvelle jeunesse. Jusqu’au délicieux Goodnight, Irene, standard folk à trois temps que l’on n’a plus guère l’occasion d’entendre et que Leadbelly enregistra en 1933.

Des thèmes sortis de la naphtaline, penseront certains. Sans doute, mais toujours verts. Grâce à de tels interprètes, ils révèlent des vertus intactes. Lucky Peterson, dont les interventions à l’orgue et à la guitare restent d’une exemplaire sobriété, est un blues shouter dans la lignée des grands pionniers, Big Joe Turner ou Jimmy Rushing. Nullement « pièce rapportée », mais partie intégrante du quintette réuni autour de Wynton Marsalis et constitué de brillantes individualités.

La rythmique, avec pour pilier un Carlos Henriquez au tempo métronomique, le saxophoniste Walter Blanding (solo d’anthologie dans Tennessee Waltz), Wynton lui-même, magistral dans tous les registres, lyrique, émouvant, virtuose, portant l’héritage de Louis Armstrong aussi bien que de Clifford Brown, vocaliste aussi, en solo, duo ou trio, autant de musiciens qui font souffler sur le chapiteau archicomble un grand souffle d’air frais. Si la première prestation de Wynton Marsalis avec une lourde machine symphonique nous avait laissé perplexe, celle-ci la rachète largement. Pas moins de cinq rappels, des ovations sans fin. Amplement méritées. Les oreilles et la queue, comme on dit dans les arènes voisines.

 

Angélique Kidjo

Angélique Kidjo (voc), Dominic James (g), Magatte Sow (b), Daniel Freedman (dm), Itaiguara Brandao (perc). Chapiteau, 4 août.

Wynton Marsalis Quintet & Lucky Peterson

Wynton Marsalis (tp, voc), Walter Blanding (ts, cl, voc), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm), Lucky Peterson (org, g, voc). Chapiteau, 4 août.

 

 

Jacques Aboucaya

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 A la pharmacie du village, un présentoir avec des bouchons d’oreille. On se les arrache. Le pharmacien se frotte les mains. Il en renouvelle le stock trois fois par jour. C’est grâce au festival. La devise de JIM pourrait concurrencer celle des Jeux Olympiques. Plus nombreux (les musiciens), plus longs (les concerts), plus fort (le son). Cadeau empoisonné. Qui pourrait maintenir en éveil son attention d’un bout à l’autre d’une soirée interminable ? Celle du 3 août a battu tous les records. Si elle reste dans les annales, ce sera à ce titre.


Entamée à 21 heures, elle s’est prolongée jusqu’après 3 heures du matin. Une pléthore de groupes. Et des décibels en folie. Au point qu’elle laisse une impression brumeuse et décourage l’analyse. Elle offrait le meilleur (le quartette de Nicolas Folmer avec l’orchestre à cordes du Conservatoire de Toulouse dirigé par Jean-Pierre Peyrebelle) et le pire (Biréli Lagrène, Ibrahim Maalouf). S’agissant de ces derniers, leur valeur intrinsèque n’est pas en cause – encore que le virage vers le hard rock pur et dur pris par le trompettiste soit, à quelques égards, consternant. Comme le parti pris de l’un comme de l’autre de forcer la sono jusqu’à un niveau insoutenable. J’ai déjà écrit le mois dernier, à propos du Nice Jazz Festival, ce que je pensais d’une pratique qui tend à se généraliser. Inutile d’y revenir. Et oublions très vite ce marathon qui n’aura satisfait que les forcenés des records en tous genres.

 

Le lendemain, Angélique Kidjo. Sympathique. Généreuse. Athlétique. Presque aussi diserte, dans la présentation de ses morceaux, qu’Ibrahim Maalouf la veille. Son discours exprime des bons sentiments à foison. De ceux auxquels on ne saurait qu’adhérer. Elle danse avec une grâce féline et connaît toutes les roueries de ce qu’on nomme, sans aucune connotation péjorative, une « bête de scène » : bain de foule, public convié à ses côtés sur le podiuml ou invité à chanter en choeur.

Parenthèse : ce dernier procédé tend, lui aussi, à se généraliser. Faire annôner et répéter, avec plus ou moins de justesse, des bribes de phrases musicales à une foule béate, fait désormais partie du rituel. Le plus sidérant, c’est la docilité des spectateurs se prêtant à ce qui relève d’un jeu de patronage. Sans doute l’illusion, fallacieuse, évidemment, de participer comme acteur au spectacle.

Pour en revenir à Angélique Kidjo, elle se situe dans la mouvance de Miriam Makeba dont elle revendique l’héritage sans en avoir l’envergure. De celle-ci, elle reprend les thèmes et les tubes (Pata Pata), distille aussi les paroles qu’Henri Salvador déposa sur la Petite Fleur de Bechet.

L’Afrique occupe une place éminente dans son répertoire et elle évoque volontiers son Bénin natal. Une Afrique devenue à la fois mythe et symbole. Aussi fantasmatique, sans doute, que les Impressions qu’en tira Raymond Roussel – lequel, pour sa part, n’avait approché que de très loin ce continent.

 

Avec Lucky Peterson, son orgue, sa voix et sa guitare, Wynton Marsalis célèbre les retrouvailles du jazz et du blues. Un couple qui, en réalité ne s’est jamais perdu de vue et dont les chemins se sont souvent croisés. Constitutifs l’un et l’autre de la grande tradition noire-américaine. Cette célébration des origines est, en réalité, un véritable bain de jouvence. Rien de figé, d’artificiel. Non une reconstitution, mais l’expression, dans un idiome commun, de ce qui fait l’essence même de cette musique. Le mot « authenticité » a souvent été galvaudé. Il retrouve ici tout son sens, tant il est manifeste que chacun est, et sans se contraindre en aucune façon, dans son élément naturel.

Place est donc faite au blues et à son versant sacré, le spiritual. Sometimes I Feel Like A Motherless Child, chanté et joué avec une douceur inattendue par Peterson, Amazing Grace, chargé d’émotion, Down By The Riverside, Saint James Infirmary, See See Rider, Every Day I Have The Blues, tous les classiques du genre retrouvent une nouvelle jeunesse. Jusqu’au délicieux Goodnight, Irene, standard folk à trois temps que l’on n’a plus guère l’occasion d’entendre et que Leadbelly enregistra en 1933.

Des thèmes sortis de la naphtaline, penseront certains. Sans doute, mais toujours verts. Grâce à de tels interprètes, ils révèlent des vertus intactes. Lucky Peterson, dont les interventions à l’orgue et à la guitare restent d’une exemplaire sobriété, est un blues shouter dans la lignée des grands pionniers, Big Joe Turner ou Jimmy Rushing. Nullement « pièce rapportée », mais partie intégrante du quintette réuni autour de Wynton Marsalis et constitué de brillantes individualités.

La rythmique, avec pour pilier un Carlos Henriquez au tempo métronomique, le saxophoniste Walter Blanding (solo d’anthologie dans Tennessee Waltz), Wynton lui-même, magistral dans tous les registres, lyrique, émouvant, virtuose, portant l’héritage de Louis Armstrong aussi bien que de Clifford Brown, vocaliste aussi, en solo, duo ou trio, autant de musiciens qui font souffler sur le chapiteau archicomble un grand souffle d’air frais. Si la première prestation de Wynton Marsalis avec une lourde machine symphonique nous avait laissé perplexe, celle-ci la rachète largement. Pas moins de cinq rappels, des ovations sans fin. Amplement méritées. Les oreilles et la queue, comme on dit dans les arènes voisines.

 

Angélique Kidjo

Angélique Kidjo (voc), Dominic James (g), Magatte Sow (b), Daniel Freedman (dm), Itaiguara Brandao (perc). Chapiteau, 4 août.

Wynton Marsalis Quintet & Lucky Peterson

Wynton Marsalis (tp, voc), Walter Blanding (ts, cl, voc), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm), Lucky Peterson (org, g, voc). Chapiteau, 4 août.

 

 

Jacques Aboucaya

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 A la pharmacie du village, un présentoir avec des bouchons d’oreille. On se les arrache. Le pharmacien se frotte les mains. Il en renouvelle le stock trois fois par jour. C’est grâce au festival. La devise de JIM pourrait concurrencer celle des Jeux Olympiques. Plus nombreux (les musiciens), plus longs (les concerts), plus fort (le son). Cadeau empoisonné. Qui pourrait maintenir en éveil son attention d’un bout à l’autre d’une soirée interminable ? Celle du 3 août a battu tous les records. Si elle reste dans les annales, ce sera à ce titre.


Entamée à 21 heures, elle s’est prolongée jusqu’après 3 heures du matin. Une pléthore de groupes. Et des décibels en folie. Au point qu’elle laisse une impression brumeuse et décourage l’analyse. Elle offrait le meilleur (le quartette de Nicolas Folmer avec l’orchestre à cordes du Conservatoire de Toulouse dirigé par Jean-Pierre Peyrebelle) et le pire (Biréli Lagrène, Ibrahim Maalouf). S’agissant de ces derniers, leur valeur intrinsèque n’est pas en cause – encore que le virage vers le hard rock pur et dur pris par le trompettiste soit, à quelques égards, consternant. Comme le parti pris de l’un comme de l’autre de forcer la sono jusqu’à un niveau insoutenable. J’ai déjà écrit le mois dernier, à propos du Nice Jazz Festival, ce que je pensais d’une pratique qui tend à se généraliser. Inutile d’y revenir. Et oublions très vite ce marathon qui n’aura satisfait que les forcenés des records en tous genres.

 

Le lendemain, Angélique Kidjo. Sympathique. Généreuse. Athlétique. Presque aussi diserte, dans la présentation de ses morceaux, qu’Ibrahim Maalouf la veille. Son discours exprime des bons sentiments à foison. De ceux auxquels on ne saurait qu’adhérer. Elle danse avec une grâce féline et connaît toutes les roueries de ce qu’on nomme, sans aucune connotation péjorative, une « bête de scène » : bain de foule, public convié à ses côtés sur le podiuml ou invité à chanter en choeur.

Parenthèse : ce dernier procédé tend, lui aussi, à se généraliser. Faire annôner et répéter, avec plus ou moins de justesse, des bribes de phrases musicales à une foule béate, fait désormais partie du rituel. Le plus sidérant, c’est la docilité des spectateurs se prêtant à ce qui relève d’un jeu de patronage. Sans doute l’illusion, fallacieuse, évidemment, de participer comme acteur au spectacle.

Pour en revenir à Angélique Kidjo, elle se situe dans la mouvance de Miriam Makeba dont elle revendique l’héritage sans en avoir l’envergure. De celle-ci, elle reprend les thèmes et les tubes (Pata Pata), distille aussi les paroles qu’Henri Salvador déposa sur la Petite Fleur de Bechet.

L’Afrique occupe une place éminente dans son répertoire et elle évoque volontiers son Bénin natal. Une Afrique devenue à la fois mythe et symbole. Aussi fantasmatique, sans doute, que les Impressions qu’en tira Raymond Roussel – lequel, pour sa part, n’avait approché que de très loin ce continent.

 

Avec Lucky Peterson, son orgue, sa voix et sa guitare, Wynton Marsalis célèbre les retrouvailles du jazz et du blues. Un couple qui, en réalité ne s’est jamais perdu de vue et dont les chemins se sont souvent croisés. Constitutifs l’un et l’autre de la grande tradition noire-américaine. Cette célébration des origines est, en réalité, un véritable bain de jouvence. Rien de figé, d’artificiel. Non une reconstitution, mais l’expression, dans un idiome commun, de ce qui fait l’essence même de cette musique. Le mot « authenticité » a souvent été galvaudé. Il retrouve ici tout son sens, tant il est manifeste que chacun est, et sans se contraindre en aucune façon, dans son élément naturel.

Place est donc faite au blues et à son versant sacré, le spiritual. Sometimes I Feel Like A Motherless Child, chanté et joué avec une douceur inattendue par Peterson, Amazing Grace, chargé d’émotion, Down By The Riverside, Saint James Infirmary, See See Rider, Every Day I Have The Blues, tous les classiques du genre retrouvent une nouvelle jeunesse. Jusqu’au délicieux Goodnight, Irene, standard folk à trois temps que l’on n’a plus guère l’occasion d’entendre et que Leadbelly enregistra en 1933.

Des thèmes sortis de la naphtaline, penseront certains. Sans doute, mais toujours verts. Grâce à de tels interprètes, ils révèlent des vertus intactes. Lucky Peterson, dont les interventions à l’orgue et à la guitare restent d’une exemplaire sobriété, est un blues shouter dans la lignée des grands pionniers, Big Joe Turner ou Jimmy Rushing. Nullement « pièce rapportée », mais partie intégrante du quintette réuni autour de Wynton Marsalis et constitué de brillantes individualités.

La rythmique, avec pour pilier un Carlos Henriquez au tempo métronomique, le saxophoniste Walter Blanding (solo d’anthologie dans Tennessee Waltz), Wynton lui-même, magistral dans tous les registres, lyrique, émouvant, virtuose, portant l’héritage de Louis Armstrong aussi bien que de Clifford Brown, vocaliste aussi, en solo, duo ou trio, autant de musiciens qui font souffler sur le chapiteau archicomble un grand souffle d’air frais. Si la première prestation de Wynton Marsalis avec une lourde machine symphonique nous avait laissé perplexe, celle-ci la rachète largement. Pas moins de cinq rappels, des ovations sans fin. Amplement méritées. Les oreilles et la queue, comme on dit dans les arènes voisines.

 

Angélique Kidjo

Angélique Kidjo (voc), Dominic James (g), Magatte Sow (b), Daniel Freedman (dm), Itaiguara Brandao (perc). Chapiteau, 4 août.

Wynton Marsalis Quintet & Lucky Peterson

Wynton Marsalis (tp, voc), Walter Blanding (ts, cl, voc), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm), Lucky Peterson (org, g, voc). Chapiteau, 4 août.

 

 

Jacques Aboucaya

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 A la pharmacie du village, un présentoir avec des bouchons d’oreille. On se les arrache. Le pharmacien se frotte les mains. Il en renouvelle le stock trois fois par jour. C’est grâce au festival. La devise de JIM pourrait concurrencer celle des Jeux Olympiques. Plus nombreux (les musiciens), plus longs (les concerts), plus fort (le son). Cadeau empoisonné. Qui pourrait maintenir en éveil son attention d’un bout à l’autre d’une soirée interminable ? Celle du 3 août a battu tous les records. Si elle reste dans les annales, ce sera à ce titre.


Entamée à 21 heures, elle s’est prolongée jusqu’après 3 heures du matin. Une pléthore de groupes. Et des décibels en folie. Au point qu’elle laisse une impression brumeuse et décourage l’analyse. Elle offrait le meilleur (le quartette de Nicolas Folmer avec l’orchestre à cordes du Conservatoire de Toulouse dirigé par Jean-Pierre Peyrebelle) et le pire (Biréli Lagrène, Ibrahim Maalouf). S’agissant de ces derniers, leur valeur intrinsèque n’est pas en cause – encore que le virage vers le hard rock pur et dur pris par le trompettiste soit, à quelques égards, consternant. Comme le parti pris de l’un comme de l’autre de forcer la sono jusqu’à un niveau insoutenable. J’ai déjà écrit le mois dernier, à propos du Nice Jazz Festival, ce que je pensais d’une pratique qui tend à se généraliser. Inutile d’y revenir. Et oublions très vite ce marathon qui n’aura satisfait que les forcenés des records en tous genres.

 

Le lendemain, Angélique Kidjo. Sympathique. Généreuse. Athlétique. Presque aussi diserte, dans la présentation de ses morceaux, qu’Ibrahim Maalouf la veille. Son discours exprime des bons sentiments à foison. De ceux auxquels on ne saurait qu’adhérer. Elle danse avec une grâce féline et connaît toutes les roueries de ce qu’on nomme, sans aucune connotation péjorative, une « bête de scène » : bain de foule, public convié à ses côtés sur le podiuml ou invité à chanter en choeur.

Parenthèse : ce dernier procédé tend, lui aussi, à se généraliser. Faire annôner et répéter, avec plus ou moins de justesse, des bribes de phrases musicales à une foule béate, fait désormais partie du rituel. Le plus sidérant, c’est la docilité des spectateurs se prêtant à ce qui relève d’un jeu de patronage. Sans doute l’illusion, fallacieuse, évidemment, de participer comme acteur au spectacle.

Pour en revenir à Angélique Kidjo, elle se situe dans la mouvance de Miriam Makeba dont elle revendique l’héritage sans en avoir l’envergure. De celle-ci, elle reprend les thèmes et les tubes (Pata Pata), distille aussi les paroles qu’Henri Salvador déposa sur la Petite Fleur de Bechet.

L’Afrique occupe une place éminente dans son répertoire et elle évoque volontiers son Bénin natal. Une Afrique devenue à la fois mythe et symbole. Aussi fantasmatique, sans doute, que les Impressions qu’en tira Raymond Roussel – lequel, pour sa part, n’avait approché que de très loin ce continent.

 

Avec Lucky Peterson, son orgue, sa voix et sa guitare, Wynton Marsalis célèbre les retrouvailles du jazz et du blues. Un couple qui, en réalité ne s’est jamais perdu de vue et dont les chemins se sont souvent croisés. Constitutifs l’un et l’autre de la grande tradition noire-américaine. Cette célébration des origines est, en réalité, un véritable bain de jouvence. Rien de figé, d’artificiel. Non une reconstitution, mais l’expression, dans un idiome commun, de ce qui fait l’essence même de cette musique. Le mot « authenticité » a souvent été galvaudé. Il retrouve ici tout son sens, tant il est manifeste que chacun est, et sans se contraindre en aucune façon, dans son élément naturel.

Place est donc faite au blues et à son versant sacré, le spiritual. Sometimes I Feel Like A Motherless Child, chanté et joué avec une douceur inattendue par Peterson, Amazing Grace, chargé d’émotion, Down By The Riverside, Saint James Infirmary, See See Rider, Every Day I Have The Blues, tous les classiques du genre retrouvent une nouvelle jeunesse. Jusqu’au délicieux Goodnight, Irene, standard folk à trois temps que l’on n’a plus guère l’occasion d’entendre et que Leadbelly enregistra en 1933.

Des thèmes sortis de la naphtaline, penseront certains. Sans doute, mais toujours verts. Grâce à de tels interprètes, ils révèlent des vertus intactes. Lucky Peterson, dont les interventions à l’orgue et à la guitare restent d’une exemplaire sobriété, est un blues shouter dans la lignée des grands pionniers, Big Joe Turner ou Jimmy Rushing. Nullement « pièce rapportée », mais partie intégrante du quintette réuni autour de Wynton Marsalis et constitué de brillantes individualités.

La rythmique, avec pour pilier un Carlos Henriquez au tempo métronomique, le saxophoniste Walter Blanding (solo d’anthologie dans Tennessee Waltz), Wynton lui-même, magistral dans tous les registres, lyrique, émouvant, virtuose, portant l’héritage de Louis Armstrong aussi bien que de Clifford Brown, vocaliste aussi, en solo, duo ou trio, autant de musiciens qui font souffler sur le chapiteau archicomble un grand souffle d’air frais. Si la première prestation de Wynton Marsalis avec une lourde machine symphonique nous avait laissé perplexe, celle-ci la rachète largement. Pas moins de cinq rappels, des ovations sans fin. Amplement méritées. Les oreilles et la queue, comme on dit dans les arènes voisines.

 

Angélique Kidjo

Angélique Kidjo (voc), Dominic James (g), Magatte Sow (b), Daniel Freedman (dm), Itaiguara Brandao (perc). Chapiteau, 4 août.

Wynton Marsalis Quintet & Lucky Peterson

Wynton Marsalis (tp, voc), Walter Blanding (ts, cl, voc), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm), Lucky Peterson (org, g, voc). Chapiteau, 4 août.

 

 

Jacques Aboucaya