Jazz live
Publié le 18 Sep 2023

Jazz in St Rémy (suite et fin)

Dixième édition du festival de jazz de St Rémy à l’Alpilium (15 et 16 septembre)

La soirée commence avec le gagnant de la veille, sans surprise le Fa.S.eR TRIo qui fait sensation. Ils présentent sensiblement le même répertoire mais situés différemment, le saxophoniste au centre cette fois, le batteur à sa gauche et le bassiste tout proche à droite. C’est parti pour des danses tribales au son des baguettes qui cliquettent, le jeune batteur est toujours aussi sec, puissant dans sa frappe, drivant l’ensemble avec une énergie communicative. Il fera un solo où il se montrera habile à varier les nuances, les rythmes sans effets coloristes. Simple mais efficace, ce tout jeune tambour déjà majeur! Le trio va enchaîner une longue suite de compositions sans véritable titre qui s’arriment sans difficulté et se vivent sur ce fond de musiques répétitives, de motifs en boucles qui fascinent et hypnotisent, un flux continu.Le saxophoniste au timbre élégant a comme une tentation du plein dans de longues phrases sinueuses qu’il ponctue de quelques rares échappées free sans frisson strident. Sur la ballade du bassiste qu’ils rejouent, il swinguerait même. Il a déja le sens des variations, de l’ intensité à doser, n’utilisant ses effets au pied que pour prolonger les capacités de l’instrument. Le dernier morceau inédit qui n’avait pu être joué la veille, timing oblige, est en partie à la flûte à bec, avec création de boucle sur laquelle s’insère le sax.

Le trio a convaincu. Excellente idée que de le programmer en première partie du concert des Belmondo… qui va aussi se révéler détonant.

Belmondo sextet

Stéphane Belmondo (trompette, bugle), Lionel Belmondo (sax ténor, soprano, flûte), Eric Legnini Fender Rhodes, Dre Pallemaerts (batterie), Thomas Bramerie (contrebasse), Laurent Fickelson (Fender, Farfiza, Piano).

Car question rythme, rapidité, volume sonore, le trio a préparé le sextet qui attaque pied au plancher. Le CD qui sortira début octobre sur B flat Recordings, marque de Jazz and People est un hommage à la musique du Grateful Dead.

Astucieux car le jazz ne s’est jamais vraiment emparé de la musique de l’un des grands groupes de rock psychédélique avec le Jefferson Airplane dont l’histoire se confond avec celle de la contre-culture américaine côte ouest à ses débuts. Pur produit de la scène de Haight Ashbury associé aux acid tests de Ken Kesey ( Vol au-dessus d’un nid de coucou ) et du blue bus de Neal Cassady, le groupe s’abandonne au mysticisme, à l’hédonisme avec des concerts à la durée très variable, souvent interminable. Si voulez en apprendre plus sur le Dead, né en 1965 et la communauté hétéroclite de ses fans, les Deadheads , lisez Steven Jezo-Vannier qui a aussi écrit sur Ella Fitzgerald et Frank Sinatra dans l’excellente édition marseillaise du Mot et du Reste Musiques (lemotetlereste.com) . Le groupe s’est éteint avec le guitariste Jerry Garcia en 1995.

Cette reprise du Dead ne manque pas de m’intriguer, car je ne saisis pas le lien entre ce groupe mythique aux guitares enflammées et aux deux batteries et les précédents projets des Belmondo sur Stevie Wonder, leur rencontre avec Yusef Lateef (Influence, 2005), l’Hymne au soleil, le Brotherhood de 2021 ( dédié au père “Song for Dad”) qui marque certaines retrouvailles des frères plus unis que jamais dans leur famille de son, de sang, de coeur.

Mais pourquoi pas? La musique du Dead pouvait s’apparenter à une formation de jazz où l’improvisation serait permanente, car chacun venait d’univers différents du blues à l’avant-garde, du blue grass au rock et à l’acid jazz. La musique des frères s’apparente au spiritual jazz (Yusef Lateef) à la fois par l’approche modale et polyrythmique et l’esthétique qui ne dissocie pas musique et spiritualité. Leurs unissons, miracle de fragilité et de ferveur sont comme une prière. Il est certain que fratrie, filiation et famille leur importent : ils jouent ensemble depuis toujours, s’écoutent au point de rentrer chacun dans le son de l’autre.

Les arrangements et compositions à partir de titres de Jerry Garcia sont de la plume de Lionel Belmondo qui a bûché la question. Ce Dead revisité se présente en sextet où l’on reconnaît les « intimes « des deux frères, le formidable pianiste Eric Legnini au Fender, l’irremplaçable contrebassiste Thomas Bramerie, Toulonnais et copain d’enfance de Stéphane, le batteur surpuissant au drive de fer et d’enfer, Dre Paellemarts. Laurent Fickelson joue de l’orgue vintage Farfiza, effleurera le Fender mais s’assiéra devant un magnifique Steinway de concert. Les claviers en miroir remplaceraient les guitares …

Ça commence donc avec le groove funky et plutôt explosif “China Cat Sunflower” puis une longue impro ( un trip sous acide dans la version originale )où Stéphane torture une bouteille en plastique, joue dans un verre à pied….

Provocation que cette grand-messe où officient les sorciers blancs de ce “Blues for Allah” , sombre, inquiétant, psychédélique, cacophonique, avec une brève citation de “Love Supreme”. Ça vrombit avec Legnini au Fender, sons saturés, fulgurances des seventies again. L’expérimentation est donc au programme avec de beaux unissons à la flûte et à la trompette de ces Blues Brothers (c’est l’effet Lunettes noires) l’un en blanc, l’autre en noir.

Quelque peu submergés par la violence et l’intensité du son, on respire quand survient un moment de grâce avec “Stella Blue” composé pour la fille de Jerry Garcia, où Thomas Bramerie enchante avec un solo acoustique (!) d’une rare beauté, rond et pourtant franc d’attaque. On retrouve la qualité mélodique du duo trompette-sax qui fait les voix, reprenant les thèmes des chansons de Garcia, les claviers assurant leur part subtilement. Emotion garantie, il y aura encore de beaux moments sur “Bird Song”, un très long solo de Lionel tourné vers le batteur avant un“Dark Star” intense et cosmique évidemment où l‘on reconnaît la mélodie brillante de Garcia. Et puis un moment fort, quand le jeune Max Atger revient sur scène, adoubé par ses aînés et finit le concert entre les deux frères, surpris et heureux de se retrouver là.

Le concert s’achève assez brutalement sans rappel d’un public fort nombreux. Commun accord? Il semble que le public ait eu son compte, pris dans le maelstrom des compos, le flux continu de musique de toute la soirée. Peut-être désarçonné, surpris de ne pas retrouver ce jazz de la grande et élégante tradition, cher aux deux frères, un jazz classique avec maints guillemets qui peut rendre hommage à Nadia Boulanger ou Wayne Shorter. Il y aura cependant une séance de dédicace pour les heureux acquéreurs du Cd en avant-première.

Samedi 16 septembre

Les pianos de Gainsbourg. Alain Manoukian piano, Gilles Coquard contrebasse, Pierre Alain Tocanier batterie, Elodie Frégé, Deborah, Nesrine, Awa Ly chant

Les pianos de Gainsbourg ou André Manoukian et ses chanteuses.

Au moment où Charlotte Gainsbourg ouvre au public la maison de son père rue de Verneuil, 32 ans après sa mort en mars 1991, ressort le projet du pianiste André Manoukian, mis au point en 2020 : réinterpréter quelques unes de ses chansons des débuts dans une version piano bar, le premier emploi de Serge au Cabaret de Madame Arthur, lui qui se voulait peintre pour ne pas concurrencer son père musicien. On entendra donc les chansons de la première période, du disque Jazz dans le ravin, de la période bleue pour filer la métaphore avec la peinture. Le « Gainsbourg in jazz » et pas le « Gainsbarre », l’alter ego provocateur créé pour les media. Ce n’est pas non plus celui de L’Homme à la Tête de Chou ou de l’Histoire de Melody Nelson (mariage rock et orchestre symphonique) qui a inspiré le dernier album de Daniel Zimmerman.

C’est le Gainsbourg timide des années de galère qui composait des chansons pour les autres, chansons qui marchaient alors que lui n’avait aucun succès quand il les interprétait. Nombreux sont ceux et celles qui ont interprété “le personnage en quête de drois d’auteur”. C’est donc une version cabaret avec quatre chanteuses qu’ Alain Manoukian a sélectionnées. Il ne cache pas son attraction pour les voix et les chanteuses en général . “Une chanteuse est une divinité” qui lui “titille les moustaches”…

On avoue une certaine curiosité à voir le phénomène médiatique qui passe sur les ondes, la matinale France Inter, enchaîne les émissions de télévision avec son collègue Jean François Zygel (pour le classique) et autres shows de découverte de talents…

Sa fonction est de parler de musique, de jazz, de voix, d’expliquer au grand public comment ça fonctionne, un travail de vulgarisation en somme. Où l’hyperbole est reine. Homme de scène, bateleur, animateur qui plaît au public (plus de 450 personnes dans l’Alpilium, concert overbooké ). Car c’est bien d’un show qu’il s’agit, une présentation de jolies filles glamour qui reprennent les chansons de Gainsbourg. André Manoukian sait présenter chacune, parfois ses commentaires sont grivois et pas vraiment politiquement corrects (le sens de la provoc cher à Gainsbourg? ). Mais il sait aussi expliquer comment on fabrique les sons, préparer le piano, faire vibrer les cordes avec un doigt, une feuille, transformer ainsi une note, lui donner une autre couleur, devenir cithare ou plutôt bouzouki quand il improvise sur Zorba…

En trio le pianiste interprète certains thèmes avec sensibilité soutenu par une rythmique idéale plus que complice. Il connaît le contrebassiste Gilles Coquard depuis 1983, ses débuts avec Liane Foly.

Le trio commence par une version instrumentale de “La femme des uns sous le corps des autres”.“L’Anamour” ou « Initials B.B » lui donnent l’occasion d’expliquer l’une des recettes du succès de Gainsbourg et de sa longévité: faire des tubes n’est pas chose facile et encore moins méprisable, car ces ritournelles restent en tête, nous plaisent car on peut les fredonner. La connaissance experte de Gainsbourg, son amour de toutes les musiques l’ont incité à faire des emprunts savamment arrangés; les accents jazz affirmés de certains thèmes attirent aussi les musiciens qui peuvent à leur tour s’en inspirer. C’est le principe même du jazz.

Quant aux chanteuses, elles se mesurent à la côte d’amour du public, c’est la loi du genre : sur un échantillon de quatre, la brune et jeune Deborah, la blonde crooneuse Elodie Frégé, c’est la chanteuse Awaly qui retient l’attention quand elle interprète avec talent “Baby Alone in Babylon” (sur la symphonie n°3 de Brahms) le disque de rupture avec Jane, dans une atmosphère de polar et film noir, un Hollywood de Cadillac, de Pontiac, de starlettes oubliées et de fantômes plus ou moins tragiques, le tombeau babylonien de leur amour selon la jolie formule de Jacques Denis.

Puis avec un sens du rythme et de la scène évident, elle finit, maîtresse du tempo, au shaker par le “tube” Couleur Café” que Gainsbourg tenait de Myriam Makeba. Car Gainsbourg savait récupérer, recycler, arranger … Donc à sa suite, Manoukian et son trio arrangent ses arrangements avec un fort penchant pour les mélismes et orientalismes…

La violoncelliste Nesrine s’en sort aussi fort bien avec “Le poinçonneur des lilas”, aux paroles difficiles à chanter et “Black Trombone”.

Le final nous permet de retrouver toute la troupe dans l’un des plus grands succès de Gainsbourg ‘La Javanaise’ maintes fois repris… y compris par les classiques et Khatia Buniatishvili, me souffle Denis, bénévole, chef du convoyage, toujours de bon conseil…

Pour terminer un festival chaleureux, convivial, simple, rien de mieux que ce spectacle : standing ovation, public qui reprend en choeur “Couleur Café” et qui continuera dehors (la nuit est douce heureusement) devant l’Alpilium pour des “after”, en musique toujours.

Je repense au final de l’an dernier avec le Lady of Jazz, le Power Trio de Rhoda Scott qui avait connu pareil triomphe. Autre style, autre public, mais les jazz(s) existent dans toute leur diversité et les festivals rendent la musique vivante et accessible.

Merci encore à Patrick, Denis, Bruno et Béatrice, Evelyne, Ange Marie…. il faudrait vous citer tous…

Sophie Chambon