Jazz live
Publié le 24 Août 2013

Malguénac, 2ème soir : Hélène Labarrière Quartet et Aka Moon

Hier, 23 août, le quartette “Désordre” d’Hélène Labarrière et Aka Moon triomphait à l’Ouest de Pontivy.

 

Parenthèse irlando-littéraire où le jazz…

Hier, j’avais pris la peine d’aller chercher la presse locale du matin avant de faire mon compte rendu comme j’avais commencé à le faire pour Jazz à Vannes en juillet. Mais Malguénac n’étant pas Vannes (et pourtant Arts des villes Arts des Champs vaut bien Jazz à Vannes en qualité) et ma pèche ayant été maigre, j’ai commencé ce compte rendu dans mon lit, sans ordinateur, les mains entre l’arrière du crâne et l’oreillet en me remémorant les évènements de la veille. Je dis la veille, car contrairement aux années précédentes, je ne rédige plus que rarement le soir en rentrant de concert (pour la révision des 60.000 mon toubib m’a dit « stop ») mais, si mon emploi du temps le permet, le lendemain au tomber du lit. Hier, donc, rentré à 3 heures du matin, je me suis contenté de quelques pages du roman que j’ai sur ma table de nuit, Le Testament caché de l’Irlandais Sebastian Barry, soit The Secret Scripture traduit d’une plume qui ne m’éblouit pas, mais suffisante pour me donner à jouir des grandes qualités narratives et dramatiques de l’ouvrage. Rien à voir avec le jazz, quoique… Les vieux jazzfans aiment bien inventorier les œuvres littéraires où le jazz a sa place ou simplement surgit au détour d’une ligne. Ici, à première vue rien de tel, il s’agit de deux journaux intimes parallèles d’un psychiatre et de sa patiente internée, une quête des traumatismes qui ont conduit cette femme plus que centenaire à l’asile… et au-delà d’une quête des traumatismes qui ont frappé l’Irlande dans la première moitié du siècle. Une petite révision historique ne m’aurait d’ailleurs pas été inutile avant de me lancer dans cette lecture, mais malgré cela, j’y navigue avec une émotion grandissante. On y croise un certain Tom McNulty, musicien et propriétaire d’un dancing. Naïf, pétri d’une certaine Irlande que j’ai un peu fréquentée, un violon sous le bras, au tournant des années 70-80, j’attendais au fil des pages que l’auteur nous ouvre les portes de ce dancing de Sligo, comté des grands virtuoses du fiddle irlandais qui firent redécouvrir leur musique aux Irlandais grâce aux 78-tours qu’ils enregistrèrent aux Etats-Unis dans les années 20-30. Au Plaza de Sligo, j’espérais donc découvrir quelque Ceili Band. Or lorsque j’y pénètre enfin, voici ce que je découvre :

« Et l’orchestre de Tom McNulty explosait comme un orage. Le jeune Tom debout au bord de l’estrade levait sa trompette ou sa clarinette et soufflait la musique qu’on écoutait à l’époque. Il fallait du jazz pour danser, mais on dansait encore le fox-trot et même la valse. Tom fit un enregistrement, sous le nom du Tom McNulty Ragtime Ochestra, Seigneur cela provoqua un délire. La lumière émanait de Tom en ce temps-là. […] En fin de soirée, Tom jouait Remarkable Girl, son regard d’aigle posé sur moi. Un jour que nous nous promenions sur la plage de Rosses, il me taquina en chantant When Lights Are Low in Cairo parce que j’étais la fille qui travaillait au Café du Caire. Il modelait la voix sur celle d’un chanteur appelé Cavan O’Connor [chanteur anglais qui enregistra à Londres entre 1929 et 1933], car il considérait Cavan comme le plus grand chanteur de tous les temps. Tom avait grandi plus ou moins avec la musique de Jelly Roll Morton et il était fou de Bubber Miley, comme tous les trompettistes d’alors, plus encore que de Louis Armstrong en personne. Tom affirmait que Bubber avait fait la célébrité de Duke Ellington. Ces questions étaient pour Tom presque aussi importantes que la politique. »

Cependant, ce n’est pas le jazz, mais la mémoire qui est au cœur de ce roman, les trahisons et les tricheries de la mémoire, qui font dire à Roseanne McNulty :

« Je dois avouer que certains “souvenirs” dans ma tête me semblent étranges à moi aussi. La mémoire, il me faut le croire, si elle est délaissée devient une sorte de pièce remplie de boîtes ou un débarras dans une vieille maison, son contenu est tout mélangé, peut-être pas seulement par négligence mais aussi à force d’y chercher au petit bonheur et, par-dessus le marché, d’y jeter des choses qui n’ont rien à y faire. Enfin, je ne sais pas ce que je soupçonne assurément. La tête me tourne un peu en envisageant la possibilité que tous mes souvenirs ne sont peut-être pas – ne sont peut-être pas réels, je suppose. »

 

Or, au point où ma lecture en est arrivée, il semble bien qu’au regard des faits examinés par le Docteur Grene, Roseanne McNulty ait totalement réaménagé les évènements dramatiques qui ont marqué sa vie. Je ne retrouve pas la page où le Docteur Grene s’interroge sur « les versions de la mémoire, les certitudes absolument fascistes de la mémoire, l’oppression tyranique de la mémoire. » mais après une nuit de sommeil je m’interroge sur cet effort de mémorisation des concerts de la veille. Je m’abriterai en tout cas derrière la subjectivité de la mémoire, mais aussi de la perception au présent pour rendre compte sans détour des concerts de ce vendredi 23 août à Malguénac.

 

Arts des villes Arts des champs, Malguénac (56), le 23 août Malguénac.

 

Lovely Fly Trio : Romain Nassini (piano), Greg Théveniau (guitare basse électrique à six cordes), Daniel Jeand’heur (batterie). Invité : Xavier Pacet (ts).

Le batteur Daniel Jeand’heur est un habitué de Malguénac (par ailleurs habitué du Crescent de Mâcon, et l’on sait que la salle Claude Nougaro de Malguénac et le Crescent entretiennent un quasi jumelage). J’ai apprécié son travail par le passé. Hier, malgré un jeu collectif indéniable et un pianiste dont les deux mains laissent espérer le meilleur, malgré un bassiste très fluide sur ses six cordes, je suis resté en dehors de cette musique qui m’a paru sans assise ni direction, jusqu’à l’entrée d’un saxophoniste invité pour le morceau final, qui a donné un peu de lisibilité mélodique à ce marécage sonore, le rythme prenant enfin une dimension groovy, qui n’avait hélas de groovy que le nom, précision du bassiste comme embarrassée de ses six cordes, rouages rythmiques parfois grippés.

 

Désordre (Hélène Labarrière Quartet) : François Corneloup (sax baryton), Hasse Poulsen (guitare acoustique électrifiée), Hélène Labarrière (contrebasse), Christophe Marguet (batterie).

Là, je suis submergé par le souvenir, la sensation et malgré quelques petites notes jetées sur un calepin (dont, après le concert, s’est amusé François Corneloup qui l’aperçut par-delà la lumière des projecteurs), les mots me font défaut. Avec mon ami plasticien Michel Caron qui m’accompagnait hier sur les petites routes tortueuses menant à Malguénace, nous tombions d’accord sur le mot “puissance”. C’est un puissant maelström sonore d’une cohésion inouïe qui se joue de l’indépendance des voix improvisées ou écrites en ostinato ou en formes longues, soudain regroupées deux par deux, à nouveau dissociées avec une maîtrise de tous les instants du geste individuel, du rubato au tempo groové de façon tellurique, de l’abstraction hirsute et anguleuse à l’envolée lyrique en lignes claires (notamment lorsque le quartette évoque en rappel la mémoire de Michel Berger), du tissu collectif au solo héroïque, voix soudain regroupées en un formidable tutti, faisant émerger d’un chaos terrifiant l’hymne grandiose, dans la nudité de ses lambeaux arrachés au fracas, de La Chanson de Craonne conclue d’un long glas frappé sur le manche de sa Guild p
ar Hasse Poulsen qui laisse le public le sang glacé, les sens épuisé, mais l’âme et l’esprit ravis. Qu’aurait-on envie d’entendre après ça ? C’est assurément pour moi, le concert de l’été, avec celui du Wayne Shorter Quartet à Jazz à Vannes.

 

[zõn] : Faustine Audebert (chant), Youenn Paranthoën (accordéon diatonique), Nicolas Paoçh (sax soprano), non identifié (batterie).

Dehors la pluie est tombée, mais la fête continue, et comme il se doit à Malguénac, pendant qu’Aka Moon s’installe dans la salle Claude Nougaro, [zõn] a pris place sur la scène extérieure. Nous vous le disions hier, le trio a perdu son violoniste Grégoire Hennebelle qui traverse des heures difficiles. Je rappelais dans notre numéro 648 que Grégoire Hennebelle est issu des très éclairées écoles de musique de Loudéac et de la classe de jazz de Saint-Brieuc, qu’il a été remarqué au sein du Grand Orchestre Armorigène et de Nautilis. Je signalais qu’ayant étudié à Saint-Brieuc et suivi des stages avec Steve Coleman, Barak Schmoll et Stéphane Payen (ce que laisse deviner sa participation au groupe Charkha), Faustine Audebert interpréte au sein de [zõn]  le répertoire bretonnant sans grand écart, mais sans se laisser démonter par les impros et les arrangements d’Hennebelle et de l’accordéon de Youenn Paranthoën (encore un élève de Saint-Brieuc !) ni par les harmonies tendues qu’ils chantent à ses côtés. Perdant Grégoire Hennebelle, le trio [zõn] perd beaucoup plus du tiers de son identité, tant leur disque témoigne d’un vrai travail collectif, telle était l’osmose entre le violon et l’accordéon de ces deux-là, tant semblait puissants le vocabulaire instrumental et l’expressivité d’Hennebelle. Si le batteur ajouté a su se plier à l’exercice avec élégance et respect du projet, si Nicolas Paoçh a su s’y glisser avec plus que de la compétence, ce n’est plus tout à fait le même groupe qui se donne à entendre et probablement faudra-t-il à ce nouveau quartette quelque temps pour se trouver. Côté voix, live, ça m’a paru un peu fragile et parfois un peu trop charmant, mais il reste une fraîcheur, voire un humour certain, dans le traitement des airs à danser et des gwerz sur des grooves qui les transfigurent de façon stupéfiante. Quant à Youenn Paranthoën, il tire de son diatonique, dont le maniement n’est pas sans rappeler celui des accordéonistes de mérengué, une souplesse de jeu et une précision de l’attaque rythmique impressionnantes.

 

Aka Moon : Fabrizio Cassol (sax alto), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm)

Sans avoir pris le temps de noter le nom du batteur ajouté de [zõn], je me précipite dans la salle Claude Nougaro où Aka Moon joue déjà. À vrai dire, c’est Hélène Labarrière qui m’a poussé avec ses musiciens croisés à la buvette vers la salle : « Je crois bien que nos amis ont commencé de jouer… allons-y vite ! » Si Hélène devra quitter les lieux rapidement pour cause d’emploi du temps, mais mes yeux resteront tout du long du concert attiré par le regard éberlué de Christophe Marguet et Hasse Poulsen dans mon champ de vision. Évidemment, c’est renversant de virtuosité et d’intelligence rythmique : additions, soustractions, divisions, subdivisions, fractions, multiplication-démultiplications, recherche du plus petit commun multiple et du plus grand dénominateur commun (je cite de mémoire, et surement de travers, un vocabulaire auquel je n’ai jamais rien compris). Ça peut paraître assommant. Et ça l’est parfois. Mais le geste est d’un naturel (qui manque souvent dans ce genre d’exercice sur les polyvitesses) et d’une gaîté qui rappelle les final des grands virtuoses de musique karnatique. Évidemment, parfois, ça manque d’un alap (le prélude au raga), mais cette musique respire tout de même à travers sa souplesse, la circulation du son, de la mélodie et du rythme au sein du trio, le surgissement de petits bijous comme ce qui s’installe autour du frisonnant ostinato de Michel Is Back (réécouter leur version live en 2012 à Bruges) et, jusque dans les explosions polyrythmiques les plus profuses, cette musique reste baignée d’un lyrisme de tous les instants qui a fait bondir de son siège le public resté les écouter, malgré l’heure tardive, de 1h à 2h15 du matin, le planning horaire restant le péché mignon de Malguénac.

 

La route du retour compta plus de virages que d’ordinaire. Aujourd’hui, les détricoterai dans l’autre sens vers Malguénac où sont annoncés dès la fin de matinée un vide grenier, une randonnée chantée, un spectacle pour enfants, un concert de flamenco, les élèves des stages de piano, chant et claquettes, avant que ne reprenne le programme du haut de l’affiche : la chanteuse Selamnesh Zemene et le Badume’s Band, le quintette caraïbe du saxophoniste Jean-Rémy Guédon, du percussionniste Dédé Saint-Prix et du guitariste Christian Laviso, le Jack Danielle’s String Band (orchestre local qui fleure bon l’herbe bleue des Appalaches) et S.Mos dont je ne sais rien.

 

Franck Bergerot

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Hier, 23 août, le quartette “Désordre” d’Hélène Labarrière et Aka Moon triomphait à l’Ouest de Pontivy.

 

Parenthèse irlando-littéraire où le jazz…

Hier, j’avais pris la peine d’aller chercher la presse locale du matin avant de faire mon compte rendu comme j’avais commencé à le faire pour Jazz à Vannes en juillet. Mais Malguénac n’étant pas Vannes (et pourtant Arts des villes Arts des Champs vaut bien Jazz à Vannes en qualité) et ma pèche ayant été maigre, j’ai commencé ce compte rendu dans mon lit, sans ordinateur, les mains entre l’arrière du crâne et l’oreillet en me remémorant les évènements de la veille. Je dis la veille, car contrairement aux années précédentes, je ne rédige plus que rarement le soir en rentrant de concert (pour la révision des 60.000 mon toubib m’a dit « stop ») mais, si mon emploi du temps le permet, le lendemain au tomber du lit. Hier, donc, rentré à 3 heures du matin, je me suis contenté de quelques pages du roman que j’ai sur ma table de nuit, Le Testament caché de l’Irlandais Sebastian Barry, soit The Secret Scripture traduit d’une plume qui ne m’éblouit pas, mais suffisante pour me donner à jouir des grandes qualités narratives et dramatiques de l’ouvrage. Rien à voir avec le jazz, quoique… Les vieux jazzfans aiment bien inventorier les œuvres littéraires où le jazz a sa place ou simplement surgit au détour d’une ligne. Ici, à première vue rien de tel, il s’agit de deux journaux intimes parallèles d’un psychiatre et de sa patiente internée, une quête des traumatismes qui ont conduit cette femme plus que centenaire à l’asile… et au-delà d’une quête des traumatismes qui ont frappé l’Irlande dans la première moitié du siècle. Une petite révision historique ne m’aurait d’ailleurs pas été inutile avant de me lancer dans cette lecture, mais malgré cela, j’y navigue avec une émotion grandissante. On y croise un certain Tom McNulty, musicien et propriétaire d’un dancing. Naïf, pétri d’une certaine Irlande que j’ai un peu fréquentée, un violon sous le bras, au tournant des années 70-80, j’attendais au fil des pages que l’auteur nous ouvre les portes de ce dancing de Sligo, comté des grands virtuoses du fiddle irlandais qui firent redécouvrir leur musique aux Irlandais grâce aux 78-tours qu’ils enregistrèrent aux Etats-Unis dans les années 20-30. Au Plaza de Sligo, j’espérais donc découvrir quelque Ceili Band. Or lorsque j’y pénètre enfin, voici ce que je découvre :

« Et l’orchestre de Tom McNulty explosait comme un orage. Le jeune Tom debout au bord de l’estrade levait sa trompette ou sa clarinette et soufflait la musique qu’on écoutait à l’époque. Il fallait du jazz pour danser, mais on dansait encore le fox-trot et même la valse. Tom fit un enregistrement, sous le nom du Tom McNulty Ragtime Ochestra, Seigneur cela provoqua un délire. La lumière émanait de Tom en ce temps-là. […] En fin de soirée, Tom jouait Remarkable Girl, son regard d’aigle posé sur moi. Un jour que nous nous promenions sur la plage de Rosses, il me taquina en chantant When Lights Are Low in Cairo parce que j’étais la fille qui travaillait au Café du Caire. Il modelait la voix sur celle d’un chanteur appelé Cavan O’Connor [chanteur anglais qui enregistra à Londres entre 1929 et 1933], car il considérait Cavan comme le plus grand chanteur de tous les temps. Tom avait grandi plus ou moins avec la musique de Jelly Roll Morton et il était fou de Bubber Miley, comme tous les trompettistes d’alors, plus encore que de Louis Armstrong en personne. Tom affirmait que Bubber avait fait la célébrité de Duke Ellington. Ces questions étaient pour Tom presque aussi importantes que la politique. »

Cependant, ce n’est pas le jazz, mais la mémoire qui est au cœur de ce roman, les trahisons et les tricheries de la mémoire, qui font dire à Roseanne McNulty :

« Je dois avouer que certains “souvenirs” dans ma tête me semblent étranges à moi aussi. La mémoire, il me faut le croire, si elle est délaissée devient une sorte de pièce remplie de boîtes ou un débarras dans une vieille maison, son contenu est tout mélangé, peut-être pas seulement par négligence mais aussi à force d’y chercher au petit bonheur et, par-dessus le marché, d’y jeter des choses qui n’ont rien à y faire. Enfin, je ne sais pas ce que je soupçonne assurément. La tête me tourne un peu en envisageant la possibilité que tous mes souvenirs ne sont peut-être pas – ne sont peut-être pas réels, je suppose. »

 

Or, au point où ma lecture en est arrivée, il semble bien qu’au regard des faits examinés par le Docteur Grene, Roseanne McNulty ait totalement réaménagé les évènements dramatiques qui ont marqué sa vie. Je ne retrouve pas la page où le Docteur Grene s’interroge sur « les versions de la mémoire, les certitudes absolument fascistes de la mémoire, l’oppression tyranique de la mémoire. » mais après une nuit de sommeil je m’interroge sur cet effort de mémorisation des concerts de la veille. Je m’abriterai en tout cas derrière la subjectivité de la mémoire, mais aussi de la perception au présent pour rendre compte sans détour des concerts de ce vendredi 23 août à Malguénac.

 

Arts des villes Arts des champs, Malguénac (56), le 23 août Malguénac.

 

Lovely Fly Trio : Romain Nassini (piano), Greg Théveniau (guitare basse électrique à six cordes), Daniel Jeand’heur (batterie). Invité : Xavier Pacet (ts).

Le batteur Daniel Jeand’heur est un habitué de Malguénac (par ailleurs habitué du Crescent de Mâcon, et l’on sait que la salle Claude Nougaro de Malguénac et le Crescent entretiennent un quasi jumelage). J’ai apprécié son travail par le passé. Hier, malgré un jeu collectif indéniable et un pianiste dont les deux mains laissent espérer le meilleur, malgré un bassiste très fluide sur ses six cordes, je suis resté en dehors de cette musique qui m’a paru sans assise ni direction, jusqu’à l’entrée d’un saxophoniste invité pour le morceau final, qui a donné un peu de lisibilité mélodique à ce marécage sonore, le rythme prenant enfin une dimension groovy, qui n’avait hélas de groovy que le nom, précision du bassiste comme embarrassée de ses six cordes, rouages rythmiques parfois grippés.

 

Désordre (Hélène Labarrière Quartet) : François Corneloup (sax baryton), Hasse Poulsen (guitare acoustique électrifiée), Hélène Labarrière (contrebasse), Christophe Marguet (batterie).

Là, je suis submergé par le souvenir, la sensation et malgré quelques petites notes jetées sur un calepin (dont, après le concert, s’est amusé François Corneloup qui l’aperçut par-delà la lumière des projecteurs), les mots me font défaut. Avec mon ami plasticien Michel Caron qui m’accompagnait hier sur les petites routes tortueuses menant à Malguénace, nous tombions d’accord sur le mot “puissance”. C’est un puissant maelström sonore d’une cohésion inouïe qui se joue de l’indépendance des voix improvisées ou écrites en ostinato ou en formes longues, soudain regroupées deux par deux, à nouveau dissociées avec une maîtrise de tous les instants du geste individuel, du rubato au tempo groové de façon tellurique, de l’abstraction hirsute et anguleuse à l’envolée lyrique en lignes claires (notamment lorsque le quartette évoque en rappel la mémoire de Michel Berger), du tissu collectif au solo héroïque, voix soudain regroupées en un formidable tutti, faisant émerger d’un chaos terrifiant l’hymne grandiose, dans la nudité de ses lambeaux arrachés au fracas, de La Chanson de Craonne conclue d’un long glas frappé sur le manche de sa Guild p
ar Hasse Poulsen qui laisse le public le sang glacé, les sens épuisé, mais l’âme et l’esprit ravis. Qu’aurait-on envie d’entendre après ça ? C’est assurément pour moi, le concert de l’été, avec celui du Wayne Shorter Quartet à Jazz à Vannes.

 

[zõn] : Faustine Audebert (chant), Youenn Paranthoën (accordéon diatonique), Nicolas Paoçh (sax soprano), non identifié (batterie).

Dehors la pluie est tombée, mais la fête continue, et comme il se doit à Malguénac, pendant qu’Aka Moon s’installe dans la salle Claude Nougaro, [zõn] a pris place sur la scène extérieure. Nous vous le disions hier, le trio a perdu son violoniste Grégoire Hennebelle qui traverse des heures difficiles. Je rappelais dans notre numéro 648 que Grégoire Hennebelle est issu des très éclairées écoles de musique de Loudéac et de la classe de jazz de Saint-Brieuc, qu’il a été remarqué au sein du Grand Orchestre Armorigène et de Nautilis. Je signalais qu’ayant étudié à Saint-Brieuc et suivi des stages avec Steve Coleman, Barak Schmoll et Stéphane Payen (ce que laisse deviner sa participation au groupe Charkha), Faustine Audebert interpréte au sein de [zõn]  le répertoire bretonnant sans grand écart, mais sans se laisser démonter par les impros et les arrangements d’Hennebelle et de l’accordéon de Youenn Paranthoën (encore un élève de Saint-Brieuc !) ni par les harmonies tendues qu’ils chantent à ses côtés. Perdant Grégoire Hennebelle, le trio [zõn] perd beaucoup plus du tiers de son identité, tant leur disque témoigne d’un vrai travail collectif, telle était l’osmose entre le violon et l’accordéon de ces deux-là, tant semblait puissants le vocabulaire instrumental et l’expressivité d’Hennebelle. Si le batteur ajouté a su se plier à l’exercice avec élégance et respect du projet, si Nicolas Paoçh a su s’y glisser avec plus que de la compétence, ce n’est plus tout à fait le même groupe qui se donne à entendre et probablement faudra-t-il à ce nouveau quartette quelque temps pour se trouver. Côté voix, live, ça m’a paru un peu fragile et parfois un peu trop charmant, mais il reste une fraîcheur, voire un humour certain, dans le traitement des airs à danser et des gwerz sur des grooves qui les transfigurent de façon stupéfiante. Quant à Youenn Paranthoën, il tire de son diatonique, dont le maniement n’est pas sans rappeler celui des accordéonistes de mérengué, une souplesse de jeu et une précision de l’attaque rythmique impressionnantes.

 

Aka Moon : Fabrizio Cassol (sax alto), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm)

Sans avoir pris le temps de noter le nom du batteur ajouté de [zõn], je me précipite dans la salle Claude Nougaro où Aka Moon joue déjà. À vrai dire, c’est Hélène Labarrière qui m’a poussé avec ses musiciens croisés à la buvette vers la salle : « Je crois bien que nos amis ont commencé de jouer… allons-y vite ! » Si Hélène devra quitter les lieux rapidement pour cause d’emploi du temps, mais mes yeux resteront tout du long du concert attiré par le regard éberlué de Christophe Marguet et Hasse Poulsen dans mon champ de vision. Évidemment, c’est renversant de virtuosité et d’intelligence rythmique : additions, soustractions, divisions, subdivisions, fractions, multiplication-démultiplications, recherche du plus petit commun multiple et du plus grand dénominateur commun (je cite de mémoire, et surement de travers, un vocabulaire auquel je n’ai jamais rien compris). Ça peut paraître assommant. Et ça l’est parfois. Mais le geste est d’un naturel (qui manque souvent dans ce genre d’exercice sur les polyvitesses) et d’une gaîté qui rappelle les final des grands virtuoses de musique karnatique. Évidemment, parfois, ça manque d’un alap (le prélude au raga), mais cette musique respire tout de même à travers sa souplesse, la circulation du son, de la mélodie et du rythme au sein du trio, le surgissement de petits bijous comme ce qui s’installe autour du frisonnant ostinato de Michel Is Back (réécouter leur version live en 2012 à Bruges) et, jusque dans les explosions polyrythmiques les plus profuses, cette musique reste baignée d’un lyrisme de tous les instants qui a fait bondir de son siège le public resté les écouter, malgré l’heure tardive, de 1h à 2h15 du matin, le planning horaire restant le péché mignon de Malguénac.

 

La route du retour compta plus de virages que d’ordinaire. Aujourd’hui, les détricoterai dans l’autre sens vers Malguénac où sont annoncés dès la fin de matinée un vide grenier, une randonnée chantée, un spectacle pour enfants, un concert de flamenco, les élèves des stages de piano, chant et claquettes, avant que ne reprenne le programme du haut de l’affiche : la chanteuse Selamnesh Zemene et le Badume’s Band, le quintette caraïbe du saxophoniste Jean-Rémy Guédon, du percussionniste Dédé Saint-Prix et du guitariste Christian Laviso, le Jack Danielle’s String Band (orchestre local qui fleure bon l’herbe bleue des Appalaches) et S.Mos dont je ne sais rien.

 

Franck Bergerot

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Hier, 23 août, le quartette “Désordre” d’Hélène Labarrière et Aka Moon triomphait à l’Ouest de Pontivy.

 

Parenthèse irlando-littéraire où le jazz…

Hier, j’avais pris la peine d’aller chercher la presse locale du matin avant de faire mon compte rendu comme j’avais commencé à le faire pour Jazz à Vannes en juillet. Mais Malguénac n’étant pas Vannes (et pourtant Arts des villes Arts des Champs vaut bien Jazz à Vannes en qualité) et ma pèche ayant été maigre, j’ai commencé ce compte rendu dans mon lit, sans ordinateur, les mains entre l’arrière du crâne et l’oreillet en me remémorant les évènements de la veille. Je dis la veille, car contrairement aux années précédentes, je ne rédige plus que rarement le soir en rentrant de concert (pour la révision des 60.000 mon toubib m’a dit « stop ») mais, si mon emploi du temps le permet, le lendemain au tomber du lit. Hier, donc, rentré à 3 heures du matin, je me suis contenté de quelques pages du roman que j’ai sur ma table de nuit, Le Testament caché de l’Irlandais Sebastian Barry, soit The Secret Scripture traduit d’une plume qui ne m’éblouit pas, mais suffisante pour me donner à jouir des grandes qualités narratives et dramatiques de l’ouvrage. Rien à voir avec le jazz, quoique… Les vieux jazzfans aiment bien inventorier les œuvres littéraires où le jazz a sa place ou simplement surgit au détour d’une ligne. Ici, à première vue rien de tel, il s’agit de deux journaux intimes parallèles d’un psychiatre et de sa patiente internée, une quête des traumatismes qui ont conduit cette femme plus que centenaire à l’asile… et au-delà d’une quête des traumatismes qui ont frappé l’Irlande dans la première moitié du siècle. Une petite révision historique ne m’aurait d’ailleurs pas été inutile avant de me lancer dans cette lecture, mais malgré cela, j’y navigue avec une émotion grandissante. On y croise un certain Tom McNulty, musicien et propriétaire d’un dancing. Naïf, pétri d’une certaine Irlande que j’ai un peu fréquentée, un violon sous le bras, au tournant des années 70-80, j’attendais au fil des pages que l’auteur nous ouvre les portes de ce dancing de Sligo, comté des grands virtuoses du fiddle irlandais qui firent redécouvrir leur musique aux Irlandais grâce aux 78-tours qu’ils enregistrèrent aux Etats-Unis dans les années 20-30. Au Plaza de Sligo, j’espérais donc découvrir quelque Ceili Band. Or lorsque j’y pénètre enfin, voici ce que je découvre :

« Et l’orchestre de Tom McNulty explosait comme un orage. Le jeune Tom debout au bord de l’estrade levait sa trompette ou sa clarinette et soufflait la musique qu’on écoutait à l’époque. Il fallait du jazz pour danser, mais on dansait encore le fox-trot et même la valse. Tom fit un enregistrement, sous le nom du Tom McNulty Ragtime Ochestra, Seigneur cela provoqua un délire. La lumière émanait de Tom en ce temps-là. […] En fin de soirée, Tom jouait Remarkable Girl, son regard d’aigle posé sur moi. Un jour que nous nous promenions sur la plage de Rosses, il me taquina en chantant When Lights Are Low in Cairo parce que j’étais la fille qui travaillait au Café du Caire. Il modelait la voix sur celle d’un chanteur appelé Cavan O’Connor [chanteur anglais qui enregistra à Londres entre 1929 et 1933], car il considérait Cavan comme le plus grand chanteur de tous les temps. Tom avait grandi plus ou moins avec la musique de Jelly Roll Morton et il était fou de Bubber Miley, comme tous les trompettistes d’alors, plus encore que de Louis Armstrong en personne. Tom affirmait que Bubber avait fait la célébrité de Duke Ellington. Ces questions étaient pour Tom presque aussi importantes que la politique. »

Cependant, ce n’est pas le jazz, mais la mémoire qui est au cœur de ce roman, les trahisons et les tricheries de la mémoire, qui font dire à Roseanne McNulty :

« Je dois avouer que certains “souvenirs” dans ma tête me semblent étranges à moi aussi. La mémoire, il me faut le croire, si elle est délaissée devient une sorte de pièce remplie de boîtes ou un débarras dans une vieille maison, son contenu est tout mélangé, peut-être pas seulement par négligence mais aussi à force d’y chercher au petit bonheur et, par-dessus le marché, d’y jeter des choses qui n’ont rien à y faire. Enfin, je ne sais pas ce que je soupçonne assurément. La tête me tourne un peu en envisageant la possibilité que tous mes souvenirs ne sont peut-être pas – ne sont peut-être pas réels, je suppose. »

 

Or, au point où ma lecture en est arrivée, il semble bien qu’au regard des faits examinés par le Docteur Grene, Roseanne McNulty ait totalement réaménagé les évènements dramatiques qui ont marqué sa vie. Je ne retrouve pas la page où le Docteur Grene s’interroge sur « les versions de la mémoire, les certitudes absolument fascistes de la mémoire, l’oppression tyranique de la mémoire. » mais après une nuit de sommeil je m’interroge sur cet effort de mémorisation des concerts de la veille. Je m’abriterai en tout cas derrière la subjectivité de la mémoire, mais aussi de la perception au présent pour rendre compte sans détour des concerts de ce vendredi 23 août à Malguénac.

 

Arts des villes Arts des champs, Malguénac (56), le 23 août Malguénac.

 

Lovely Fly Trio : Romain Nassini (piano), Greg Théveniau (guitare basse électrique à six cordes), Daniel Jeand’heur (batterie). Invité : Xavier Pacet (ts).

Le batteur Daniel Jeand’heur est un habitué de Malguénac (par ailleurs habitué du Crescent de Mâcon, et l’on sait que la salle Claude Nougaro de Malguénac et le Crescent entretiennent un quasi jumelage). J’ai apprécié son travail par le passé. Hier, malgré un jeu collectif indéniable et un pianiste dont les deux mains laissent espérer le meilleur, malgré un bassiste très fluide sur ses six cordes, je suis resté en dehors de cette musique qui m’a paru sans assise ni direction, jusqu’à l’entrée d’un saxophoniste invité pour le morceau final, qui a donné un peu de lisibilité mélodique à ce marécage sonore, le rythme prenant enfin une dimension groovy, qui n’avait hélas de groovy que le nom, précision du bassiste comme embarrassée de ses six cordes, rouages rythmiques parfois grippés.

 

Désordre (Hélène Labarrière Quartet) : François Corneloup (sax baryton), Hasse Poulsen (guitare acoustique électrifiée), Hélène Labarrière (contrebasse), Christophe Marguet (batterie).

Là, je suis submergé par le souvenir, la sensation et malgré quelques petites notes jetées sur un calepin (dont, après le concert, s’est amusé François Corneloup qui l’aperçut par-delà la lumière des projecteurs), les mots me font défaut. Avec mon ami plasticien Michel Caron qui m’accompagnait hier sur les petites routes tortueuses menant à Malguénace, nous tombions d’accord sur le mot “puissance”. C’est un puissant maelström sonore d’une cohésion inouïe qui se joue de l’indépendance des voix improvisées ou écrites en ostinato ou en formes longues, soudain regroupées deux par deux, à nouveau dissociées avec une maîtrise de tous les instants du geste individuel, du rubato au tempo groové de façon tellurique, de l’abstraction hirsute et anguleuse à l’envolée lyrique en lignes claires (notamment lorsque le quartette évoque en rappel la mémoire de Michel Berger), du tissu collectif au solo héroïque, voix soudain regroupées en un formidable tutti, faisant émerger d’un chaos terrifiant l’hymne grandiose, dans la nudité de ses lambeaux arrachés au fracas, de La Chanson de Craonne conclue d’un long glas frappé sur le manche de sa Guild p
ar Hasse Poulsen qui laisse le public le sang glacé, les sens épuisé, mais l’âme et l’esprit ravis. Qu’aurait-on envie d’entendre après ça ? C’est assurément pour moi, le concert de l’été, avec celui du Wayne Shorter Quartet à Jazz à Vannes.

 

[zõn] : Faustine Audebert (chant), Youenn Paranthoën (accordéon diatonique), Nicolas Paoçh (sax soprano), non identifié (batterie).

Dehors la pluie est tombée, mais la fête continue, et comme il se doit à Malguénac, pendant qu’Aka Moon s’installe dans la salle Claude Nougaro, [zõn] a pris place sur la scène extérieure. Nous vous le disions hier, le trio a perdu son violoniste Grégoire Hennebelle qui traverse des heures difficiles. Je rappelais dans notre numéro 648 que Grégoire Hennebelle est issu des très éclairées écoles de musique de Loudéac et de la classe de jazz de Saint-Brieuc, qu’il a été remarqué au sein du Grand Orchestre Armorigène et de Nautilis. Je signalais qu’ayant étudié à Saint-Brieuc et suivi des stages avec Steve Coleman, Barak Schmoll et Stéphane Payen (ce que laisse deviner sa participation au groupe Charkha), Faustine Audebert interpréte au sein de [zõn]  le répertoire bretonnant sans grand écart, mais sans se laisser démonter par les impros et les arrangements d’Hennebelle et de l’accordéon de Youenn Paranthoën (encore un élève de Saint-Brieuc !) ni par les harmonies tendues qu’ils chantent à ses côtés. Perdant Grégoire Hennebelle, le trio [zõn] perd beaucoup plus du tiers de son identité, tant leur disque témoigne d’un vrai travail collectif, telle était l’osmose entre le violon et l’accordéon de ces deux-là, tant semblait puissants le vocabulaire instrumental et l’expressivité d’Hennebelle. Si le batteur ajouté a su se plier à l’exercice avec élégance et respect du projet, si Nicolas Paoçh a su s’y glisser avec plus que de la compétence, ce n’est plus tout à fait le même groupe qui se donne à entendre et probablement faudra-t-il à ce nouveau quartette quelque temps pour se trouver. Côté voix, live, ça m’a paru un peu fragile et parfois un peu trop charmant, mais il reste une fraîcheur, voire un humour certain, dans le traitement des airs à danser et des gwerz sur des grooves qui les transfigurent de façon stupéfiante. Quant à Youenn Paranthoën, il tire de son diatonique, dont le maniement n’est pas sans rappeler celui des accordéonistes de mérengué, une souplesse de jeu et une précision de l’attaque rythmique impressionnantes.

 

Aka Moon : Fabrizio Cassol (sax alto), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm)

Sans avoir pris le temps de noter le nom du batteur ajouté de [zõn], je me précipite dans la salle Claude Nougaro où Aka Moon joue déjà. À vrai dire, c’est Hélène Labarrière qui m’a poussé avec ses musiciens croisés à la buvette vers la salle : « Je crois bien que nos amis ont commencé de jouer… allons-y vite ! » Si Hélène devra quitter les lieux rapidement pour cause d’emploi du temps, mais mes yeux resteront tout du long du concert attiré par le regard éberlué de Christophe Marguet et Hasse Poulsen dans mon champ de vision. Évidemment, c’est renversant de virtuosité et d’intelligence rythmique : additions, soustractions, divisions, subdivisions, fractions, multiplication-démultiplications, recherche du plus petit commun multiple et du plus grand dénominateur commun (je cite de mémoire, et surement de travers, un vocabulaire auquel je n’ai jamais rien compris). Ça peut paraître assommant. Et ça l’est parfois. Mais le geste est d’un naturel (qui manque souvent dans ce genre d’exercice sur les polyvitesses) et d’une gaîté qui rappelle les final des grands virtuoses de musique karnatique. Évidemment, parfois, ça manque d’un alap (le prélude au raga), mais cette musique respire tout de même à travers sa souplesse, la circulation du son, de la mélodie et du rythme au sein du trio, le surgissement de petits bijous comme ce qui s’installe autour du frisonnant ostinato de Michel Is Back (réécouter leur version live en 2012 à Bruges) et, jusque dans les explosions polyrythmiques les plus profuses, cette musique reste baignée d’un lyrisme de tous les instants qui a fait bondir de son siège le public resté les écouter, malgré l’heure tardive, de 1h à 2h15 du matin, le planning horaire restant le péché mignon de Malguénac.

 

La route du retour compta plus de virages que d’ordinaire. Aujourd’hui, les détricoterai dans l’autre sens vers Malguénac où sont annoncés dès la fin de matinée un vide grenier, une randonnée chantée, un spectacle pour enfants, un concert de flamenco, les élèves des stages de piano, chant et claquettes, avant que ne reprenne le programme du haut de l’affiche : la chanteuse Selamnesh Zemene et le Badume’s Band, le quintette caraïbe du saxophoniste Jean-Rémy Guédon, du percussionniste Dédé Saint-Prix et du guitariste Christian Laviso, le Jack Danielle’s String Band (orchestre local qui fleure bon l’herbe bleue des Appalaches) et S.Mos dont je ne sais rien.

 

Franck Bergerot

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Hier, 23 août, le quartette “Désordre” d’Hélène Labarrière et Aka Moon triomphait à l’Ouest de Pontivy.

 

Parenthèse irlando-littéraire où le jazz…

Hier, j’avais pris la peine d’aller chercher la presse locale du matin avant de faire mon compte rendu comme j’avais commencé à le faire pour Jazz à Vannes en juillet. Mais Malguénac n’étant pas Vannes (et pourtant Arts des villes Arts des Champs vaut bien Jazz à Vannes en qualité) et ma pèche ayant été maigre, j’ai commencé ce compte rendu dans mon lit, sans ordinateur, les mains entre l’arrière du crâne et l’oreillet en me remémorant les évènements de la veille. Je dis la veille, car contrairement aux années précédentes, je ne rédige plus que rarement le soir en rentrant de concert (pour la révision des 60.000 mon toubib m’a dit « stop ») mais, si mon emploi du temps le permet, le lendemain au tomber du lit. Hier, donc, rentré à 3 heures du matin, je me suis contenté de quelques pages du roman que j’ai sur ma table de nuit, Le Testament caché de l’Irlandais Sebastian Barry, soit The Secret Scripture traduit d’une plume qui ne m’éblouit pas, mais suffisante pour me donner à jouir des grandes qualités narratives et dramatiques de l’ouvrage. Rien à voir avec le jazz, quoique… Les vieux jazzfans aiment bien inventorier les œuvres littéraires où le jazz a sa place ou simplement surgit au détour d’une ligne. Ici, à première vue rien de tel, il s’agit de deux journaux intimes parallèles d’un psychiatre et de sa patiente internée, une quête des traumatismes qui ont conduit cette femme plus que centenaire à l’asile… et au-delà d’une quête des traumatismes qui ont frappé l’Irlande dans la première moitié du siècle. Une petite révision historique ne m’aurait d’ailleurs pas été inutile avant de me lancer dans cette lecture, mais malgré cela, j’y navigue avec une émotion grandissante. On y croise un certain Tom McNulty, musicien et propriétaire d’un dancing. Naïf, pétri d’une certaine Irlande que j’ai un peu fréquentée, un violon sous le bras, au tournant des années 70-80, j’attendais au fil des pages que l’auteur nous ouvre les portes de ce dancing de Sligo, comté des grands virtuoses du fiddle irlandais qui firent redécouvrir leur musique aux Irlandais grâce aux 78-tours qu’ils enregistrèrent aux Etats-Unis dans les années 20-30. Au Plaza de Sligo, j’espérais donc découvrir quelque Ceili Band. Or lorsque j’y pénètre enfin, voici ce que je découvre :

« Et l’orchestre de Tom McNulty explosait comme un orage. Le jeune Tom debout au bord de l’estrade levait sa trompette ou sa clarinette et soufflait la musique qu’on écoutait à l’époque. Il fallait du jazz pour danser, mais on dansait encore le fox-trot et même la valse. Tom fit un enregistrement, sous le nom du Tom McNulty Ragtime Ochestra, Seigneur cela provoqua un délire. La lumière émanait de Tom en ce temps-là. […] En fin de soirée, Tom jouait Remarkable Girl, son regard d’aigle posé sur moi. Un jour que nous nous promenions sur la plage de Rosses, il me taquina en chantant When Lights Are Low in Cairo parce que j’étais la fille qui travaillait au Café du Caire. Il modelait la voix sur celle d’un chanteur appelé Cavan O’Connor [chanteur anglais qui enregistra à Londres entre 1929 et 1933], car il considérait Cavan comme le plus grand chanteur de tous les temps. Tom avait grandi plus ou moins avec la musique de Jelly Roll Morton et il était fou de Bubber Miley, comme tous les trompettistes d’alors, plus encore que de Louis Armstrong en personne. Tom affirmait que Bubber avait fait la célébrité de Duke Ellington. Ces questions étaient pour Tom presque aussi importantes que la politique. »

Cependant, ce n’est pas le jazz, mais la mémoire qui est au cœur de ce roman, les trahisons et les tricheries de la mémoire, qui font dire à Roseanne McNulty :

« Je dois avouer que certains “souvenirs” dans ma tête me semblent étranges à moi aussi. La mémoire, il me faut le croire, si elle est délaissée devient une sorte de pièce remplie de boîtes ou un débarras dans une vieille maison, son contenu est tout mélangé, peut-être pas seulement par négligence mais aussi à force d’y chercher au petit bonheur et, par-dessus le marché, d’y jeter des choses qui n’ont rien à y faire. Enfin, je ne sais pas ce que je soupçonne assurément. La tête me tourne un peu en envisageant la possibilité que tous mes souvenirs ne sont peut-être pas – ne sont peut-être pas réels, je suppose. »

 

Or, au point où ma lecture en est arrivée, il semble bien qu’au regard des faits examinés par le Docteur Grene, Roseanne McNulty ait totalement réaménagé les évènements dramatiques qui ont marqué sa vie. Je ne retrouve pas la page où le Docteur Grene s’interroge sur « les versions de la mémoire, les certitudes absolument fascistes de la mémoire, l’oppression tyranique de la mémoire. » mais après une nuit de sommeil je m’interroge sur cet effort de mémorisation des concerts de la veille. Je m’abriterai en tout cas derrière la subjectivité de la mémoire, mais aussi de la perception au présent pour rendre compte sans détour des concerts de ce vendredi 23 août à Malguénac.

 

Arts des villes Arts des champs, Malguénac (56), le 23 août Malguénac.

 

Lovely Fly Trio : Romain Nassini (piano), Greg Théveniau (guitare basse électrique à six cordes), Daniel Jeand’heur (batterie). Invité : Xavier Pacet (ts).

Le batteur Daniel Jeand’heur est un habitué de Malguénac (par ailleurs habitué du Crescent de Mâcon, et l’on sait que la salle Claude Nougaro de Malguénac et le Crescent entretiennent un quasi jumelage). J’ai apprécié son travail par le passé. Hier, malgré un jeu collectif indéniable et un pianiste dont les deux mains laissent espérer le meilleur, malgré un bassiste très fluide sur ses six cordes, je suis resté en dehors de cette musique qui m’a paru sans assise ni direction, jusqu’à l’entrée d’un saxophoniste invité pour le morceau final, qui a donné un peu de lisibilité mélodique à ce marécage sonore, le rythme prenant enfin une dimension groovy, qui n’avait hélas de groovy que le nom, précision du bassiste comme embarrassée de ses six cordes, rouages rythmiques parfois grippés.

 

Désordre (Hélène Labarrière Quartet) : François Corneloup (sax baryton), Hasse Poulsen (guitare acoustique électrifiée), Hélène Labarrière (contrebasse), Christophe Marguet (batterie).

Là, je suis submergé par le souvenir, la sensation et malgré quelques petites notes jetées sur un calepin (dont, après le concert, s’est amusé François Corneloup qui l’aperçut par-delà la lumière des projecteurs), les mots me font défaut. Avec mon ami plasticien Michel Caron qui m’accompagnait hier sur les petites routes tortueuses menant à Malguénace, nous tombions d’accord sur le mot “puissance”. C’est un puissant maelström sonore d’une cohésion inouïe qui se joue de l’indépendance des voix improvisées ou écrites en ostinato ou en formes longues, soudain regroupées deux par deux, à nouveau dissociées avec une maîtrise de tous les instants du geste individuel, du rubato au tempo groové de façon tellurique, de l’abstraction hirsute et anguleuse à l’envolée lyrique en lignes claires (notamment lorsque le quartette évoque en rappel la mémoire de Michel Berger), du tissu collectif au solo héroïque, voix soudain regroupées en un formidable tutti, faisant émerger d’un chaos terrifiant l’hymne grandiose, dans la nudité de ses lambeaux arrachés au fracas, de La Chanson de Craonne conclue d’un long glas frappé sur le manche de sa Guild p
ar Hasse Poulsen qui laisse le public le sang glacé, les sens épuisé, mais l’âme et l’esprit ravis. Qu’aurait-on envie d’entendre après ça ? C’est assurément pour moi, le concert de l’été, avec celui du Wayne Shorter Quartet à Jazz à Vannes.

 

[zõn] : Faustine Audebert (chant), Youenn Paranthoën (accordéon diatonique), Nicolas Paoçh (sax soprano), non identifié (batterie).

Dehors la pluie est tombée, mais la fête continue, et comme il se doit à Malguénac, pendant qu’Aka Moon s’installe dans la salle Claude Nougaro, [zõn] a pris place sur la scène extérieure. Nous vous le disions hier, le trio a perdu son violoniste Grégoire Hennebelle qui traverse des heures difficiles. Je rappelais dans notre numéro 648 que Grégoire Hennebelle est issu des très éclairées écoles de musique de Loudéac et de la classe de jazz de Saint-Brieuc, qu’il a été remarqué au sein du Grand Orchestre Armorigène et de Nautilis. Je signalais qu’ayant étudié à Saint-Brieuc et suivi des stages avec Steve Coleman, Barak Schmoll et Stéphane Payen (ce que laisse deviner sa participation au groupe Charkha), Faustine Audebert interpréte au sein de [zõn]  le répertoire bretonnant sans grand écart, mais sans se laisser démonter par les impros et les arrangements d’Hennebelle et de l’accordéon de Youenn Paranthoën (encore un élève de Saint-Brieuc !) ni par les harmonies tendues qu’ils chantent à ses côtés. Perdant Grégoire Hennebelle, le trio [zõn] perd beaucoup plus du tiers de son identité, tant leur disque témoigne d’un vrai travail collectif, telle était l’osmose entre le violon et l’accordéon de ces deux-là, tant semblait puissants le vocabulaire instrumental et l’expressivité d’Hennebelle. Si le batteur ajouté a su se plier à l’exercice avec élégance et respect du projet, si Nicolas Paoçh a su s’y glisser avec plus que de la compétence, ce n’est plus tout à fait le même groupe qui se donne à entendre et probablement faudra-t-il à ce nouveau quartette quelque temps pour se trouver. Côté voix, live, ça m’a paru un peu fragile et parfois un peu trop charmant, mais il reste une fraîcheur, voire un humour certain, dans le traitement des airs à danser et des gwerz sur des grooves qui les transfigurent de façon stupéfiante. Quant à Youenn Paranthoën, il tire de son diatonique, dont le maniement n’est pas sans rappeler celui des accordéonistes de mérengué, une souplesse de jeu et une précision de l’attaque rythmique impressionnantes.

 

Aka Moon : Fabrizio Cassol (sax alto), Michel Hatzigeorgiou (elb), Stéphane Galland (dm)

Sans avoir pris le temps de noter le nom du batteur ajouté de [zõn], je me précipite dans la salle Claude Nougaro où Aka Moon joue déjà. À vrai dire, c’est Hélène Labarrière qui m’a poussé avec ses musiciens croisés à la buvette vers la salle : « Je crois bien que nos amis ont commencé de jouer… allons-y vite ! » Si Hélène devra quitter les lieux rapidement pour cause d’emploi du temps, mais mes yeux resteront tout du long du concert attiré par le regard éberlué de Christophe Marguet et Hasse Poulsen dans mon champ de vision. Évidemment, c’est renversant de virtuosité et d’intelligence rythmique : additions, soustractions, divisions, subdivisions, fractions, multiplication-démultiplications, recherche du plus petit commun multiple et du plus grand dénominateur commun (je cite de mémoire, et surement de travers, un vocabulaire auquel je n’ai jamais rien compris). Ça peut paraître assommant. Et ça l’est parfois. Mais le geste est d’un naturel (qui manque souvent dans ce genre d’exercice sur les polyvitesses) et d’une gaîté qui rappelle les final des grands virtuoses de musique karnatique. Évidemment, parfois, ça manque d’un alap (le prélude au raga), mais cette musique respire tout de même à travers sa souplesse, la circulation du son, de la mélodie et du rythme au sein du trio, le surgissement de petits bijous comme ce qui s’installe autour du frisonnant ostinato de Michel Is Back (réécouter leur version live en 2012 à Bruges) et, jusque dans les explosions polyrythmiques les plus profuses, cette musique reste baignée d’un lyrisme de tous les instants qui a fait bondir de son siège le public resté les écouter, malgré l’heure tardive, de 1h à 2h15 du matin, le planning horaire restant le péché mignon de Malguénac.

 

La route du retour compta plus de virages que d’ordinaire. Aujourd’hui, les détricoterai dans l’autre sens vers Malguénac où sont annoncés dès la fin de matinée un vide grenier, une randonnée chantée, un spectacle pour enfants, un concert de flamenco, les élèves des stages de piano, chant et claquettes, avant que ne reprenne le programme du haut de l’affiche : la chanteuse Selamnesh Zemene et le Badume’s Band, le quintette caraïbe du saxophoniste Jean-Rémy Guédon, du percussionniste Dédé Saint-Prix et du guitariste Christian Laviso, le Jack Danielle’s String Band (orchestre local qui fleure bon l’herbe bleue des Appalaches) et S.Mos dont je ne sais rien.

 

Franck Bergerot