Jazz live
Publié le 25 Août 2018

CLUNY JAZZ CAMPUS 2018, deuxième escale

Second et dernier jour pour le chroniqueur, avant le relais amical de Sophie Chambon. Escapade du côté des ateliers, qui sont l’ADN du festival, avec Guillaume Orti, et soirée Marlene (Dietrich).

Sur les hauteurs de Matour, à cinq bonnes lieues de Cluny, c’est l’un des territoires des stages, qui étaient voici 41 ans la source du festival (retrouvez en suivant ce lien l’histoire qui vous fut contée sur le site de Jazz Magazine l’an dernier). Cette année le choix sera de visiter, dans les locaux de l’école communale, le stage animé par le saxophoniste Guillaume Orti, défini dans les infos du festival comme ceci «Composition & Improvisation. À la sauce de chacun. Cet atelier s’adresse à tout instrumentiste désireux de mettre ses envies de composition à l’épreuve de l’improvisation et vice versa. Chacun pourra apporter une idée musicale à mettre en œuvre…. Par une pratique collective, nous travaillerons directement sur ces éléments musicaux. Il s’agira de les identifier, les apprivoiser, les analyser, les enrichir ou les épurer, enfin les agencer pour donner vie à un répertoire original spécifique au groupe. En réalisant ces apprentissages en groupe et en travaillant sur de nouveaux matériaux auxquels on n’aurait pas pensé au départ, chacun élargira son champ musical et pourra progresser dans son écoute de soi, de l’autre et de l’ensemble».

 

GUILLAUME ORTI, UNE SINGULARITÉ IMPLIQUÉE DANS LE JEU COLLECTIF

Mais avant l’arrivée des stagiaires, une conversation amicale s’impose avec Guillaume Orti : nous nous connaissons depuis les premières années du groupe Kartet, dont il est un cofondateur avec Benoît Delbecq. Guillaume est un musicien d’une très grande singularité, impliqué dans des groupes et des pratiques extrêmement diverses, en France et ailleurs, et j’avais l’envie curieuse de parler avec lui du lien qui relie son passé de musicien à son présent d’artiste.

À la source, l’aventure de Kartet, et une nébuleuse d’artistes en osmose musicale

« La création de Kartet et le stage de 1990 au séminaire d’été du Banff Center of Fine Arts (Canada) sont décisifs. Quand on s’est rencontrés avec Benoît Delbecq on a tout de suite décider de monter un groupe, avec un esprit de groupe, et c’est devenu Kartet, et dans la foulée quelques mois après, en 1990, on s’est retrouvé à Banff (Benoît y était déjà allé en 1987). Le fait de faire ce stage a été déterminant pour développer de la musique originale dans un esprit de groupe, d’où le fait que Kartet ait continué tout de suite après cela, et la décision (et même le besoin, car tout ça n’est pas tellement conceptuel) de développer le collectif ‘Hask’, d’organiser les choses par nous-mêmes. On a rencontré là-bas beaucoup de musiciens, c’est plus visible encore pour Benoît qui a poursuivi des projets et des relations amicales avec Steve Argüelles, Ithan Iverson, Tony Malaby…. On a rencontré tout un échantillon de personnes avec qui l’on s’est senti en acointance très forte. C’est une chance qu’une bonne synergie se soit produite à ce moment-là. En 1990 on a travaillé avec Steve Coleman, et le percussionniste ghanéen Abraham Adzenyah (auquel j’ai dédié une composition dans le premier disque de Kartet), mais Benoît en 1987 avait aussi travaillé avec Dave Holland. Tout ça était déterminant aussi au nouveau de la pédagogie : c’était basé sur la transmission orale, qui était au centre, mais avec une dimension de recherche qu’il porte avec lui, et une volonté d’intégrer le concept dans le corps ».

 

Un musicien polymorphe

« Je suis toujours halluciné qu’un groupe comme Octurn, avec qui je n’ai pas joué récemment mais avec qui j’ai fait beaucoup de concerts, et enregistré, me demande de venir participer à un projet. Il y a plein d’autres musiciens. C’est une histoire d’accointances. Sur cet axe Paris/Bruxelles/Pays-Bas – (‘Pentadox’ de Samuel Ber, ‘MÂÄK 5tet’ et ‘MikMâäk’ de Laurent Blondiau, ‘Oxymore Quintet’ du guitariste basse Mark Haanstra….) j’ai l’impression de faire partie d’une famille de musiciens qui reste la même au fil de deux décennies, et plus. Le fait de continuer avec des gens qui se connaissent très bien musicalement fait que l’on reprend les choses là où on les avait laissées, même longtemps avant : on a des sensations communes, un effet d’immédiateté. Le mot groupe tourne en boucle dans mon esprit : le fait de jouer longtemps avec un groupe bonifie, réactualise, fait progresser…. Moi je n’ai toujours pas monté ‘Guillaume Orti Quartet’, peut-être que je ne le ferai pas, ce n’est pas ce qui m’intéresse en priorité. Des idées de musique j’en ai, parfois elles trouvent leur place dans les groupes auxquels je participe. Il y a une réalité économique qui est difficile. J’admire énormément ceux qui ont des groupes réguliers : Franck Vaillant, Stéphane Payen…. On les perçoit, avec des différences par rapport à ce que l’on a entendu chez eux quelques années avant, cela tient à des finesses de langage, de cohésion du groupe …. La musique d’Andy Emler, dans le cadre de MegaOctet, continue d’évoluer. Andy est très multiple : il invite aussi bien Laurent Dehors que Beñat Achiary pour jouer avec lui quand il est à l’orgue, ou avec moi de Ballaké Sissoko, le joueur de kora ».

 

En Bourgogne, la Compagnie ‘D’un instant à l’autre’

«Avec la compagnie de la chanteuse-improvisatrice-comédienne Christine Berthocci (https://www.uninstantalautre.com/), on organise depuis un peu plus de dix ans des stages, pour des professionnels, mais aussi pour des ados et des amateurs. Avec Christine on a un duo, dans le quel je ne joue que du soprano. La compagnie est très investie dans le travail interdisciplinaire, et dans des parcours dans des lieux dont on explore les ressources acoustiques. C’est très ouvert. Le prochain c’est un parcours dans la ville d’Autun, et aussi à Dijon. On n’a pas une musique spécifique à défendre dans ce contexte-là, il y a des improvisations, des constructions rythmiques, ou une chanson, ou un solo de l’un ou de l’autre. La compagnie fonctionne sur une interdisciplinarité qui intègre toujours la voix, sous une forme ou une autre. Je travaille actuellement à la musique d’un spectacle-concert, Bon Voyage, qui sera donné en septembre au théâtre de Semur-en-Auxois».

 

Un compositeur contextuel

«Je ne sais pas s’il y a une continuité : pour chaque nouveau projet j’essaie de trouver une spécificité d’écriture liée au projet. J’essaie de ne pas y penser. Je suis un compositeur occasionnel, ou plutôt un saxophoniste-improvisateur qui a besoin de travailler son tuyau, mais je n’ai pas le besoin vital de produire de la musique : je suis un compositeur contextuel. Et au niveau de l’improvisation aussi. C’est même un peu le sujet de cet atelier. Idéalement, si je dois préparer un morceau écrit par quelqu’un d’autre et improviser dessus, je vais rentrer dans le langage (simple ou complexe) que le compositeur, un collègue, a mis en jeu. Il y a ce que l’on trouve sur la partition, mais aussi ce qu’il dit, la manière dont il le présente : un contexte. En quelque part, dans ces cas là, je fais mienne la musique des autres. Et si c’est moi qui l’écrit je me l’approprie de la même façon. Depuis dix ans les vieux débats : « ça ce n’est n’est pas de la musique improvisée » , ou « ça ce n’est pas assez jazz… » n’existent presque plus ! Il y a beaucoup plus d’ouverture. Ils se sont dissous dans la facilité d’accès à la culture. Il y beaucoup de musiciens excellents, hyper formés, mais pas dans un tunnel, avec dans les oreilles des tas de choses. Pour peu qu’ils mettent leur folie intérieure dans ce qu »ils font, je suis fasciné ! J’entends plein de choses qui me ravissent».

 

TROIS HEURES D’ESCALE AU STAGE DE GUILLAUME ORTI

Aujoud’hui, le groupe (trois claviers, un batteur qui joue aussi du trombone, deux guitares, un sax ténor, un alto, un soprano, une trompette et une contrebasse) planche sur une proposition de Jean-Yves, le contrebassiste, une ébauche de composition intitulée Ça ne veut rien dire, car elle est construite sur les harmonies de It Don’t Mean A Thing, de Duke Ellington. On est loin des territoires coutumiers de Guillaume Orti, qui pourtant conduit l’entreprise avec maestria. La grille est inscrite au tableau, on expose à l’unisson, tempo très lent pour s’imprégner et se chauffer, et trouver la justesse sur les instruments à vent. Très lent mais en swinguant, pour s’imprégner. Guillaume donne le tempo à la cloche. On augmente la cadence, on fait tourner la grille, mais avant on s’interroge sur le choix des notes et des accents, mesure par mesure. On est autour de 120 à la noire et on corrige au fur et à mesure les imperfections. Puis chacun fait un choix de notes différent, après l’exposé du thème, comme un cheminement vers la conduite de l’improvisation.. On revient à un tempo intermédiaire et Guillaume délivre son conseil pour l’attitude de jeu : même si l’on ne joue pas à l’instant donné, rester dans le flux et le tempo, et prendre le chorus quand on sent le moment opportun. La grille tourne, les solistes se succèdent, et Guillaume sollicite par signes un arrangement spontané, avec des accents qui soutiennent les solistes. Chacun(e) prend un peu d’assurance, à mesure de ses moyens instrumentaux et de son expérience d’improvisateur(trice), puis Guillaume Orti entre dans le jeu avec son saxophone baryton pour stimuler ses stagiaires.

C’est maintenant le moment théorique. On pose les instruments et l’on se tourne vers le tableau pour aborder la conduite de voix. On efface sur le tableau un mode de Messiaen pour faire place sous les accords chiffrés aux propositions de certains stagiaires qui, accord après accord, choisissent les notes qui enrichiront l’harmonie. Le sax ténor accompagne Guillaume, cette fois à l’alto, pour tester les notes choisies par les uns et les autres, afin de mesurer à l’oreille l’effet obtenu. Puis c’est la pause. Ceux (et celle) qui le souhaitent parlent de leur perception du stage.

Pascal : «C’est la troisième fois que je viens à Matour, et ce qui m’intéresse dans cet atelier, et que je n’avais jamais vécu jusqu’alors, c’est de partir des propositions de chacun, qui sont par nature très différentes, er d’essayer de construire des arrangements à partir de là, aussi bien d’un point de vue rythmique, du déroulement du morceau, ou alors comme on le faisait à l’instant trouver des arrangements harmoniques. C’est une manière très concrète, en écoutant comment ça sonne, d’apprendre l’harmonie, et aussi la construction d’un arrangement. Et puis on joue, on improvise. C’est pour moi jusqu’à maintenant une expérience unique».

Arnaud : «On a fait plusieurs morceaux depuis le début du stage, et ce qui est intéressant c’est qu’il y a eu des propositions assez hétérogènes, des mélodies parfois assez simples, ou des polyrythmies plus complexes à mettre en œuvre. On est un groupe de onze personnes, avec des backgrounds très différents, et on a réussi cependant une fois, en un après-midi, à monter trois morceaux, ce qui est beaucoup. C’est intéressant de voir les différentes étapes, aussi triviales qu’elles paraissent au premier abord, qui permettent au groupe de réaliser quelque chose en commun».

Claire : «Je voudrais juste ajouter que le professionnalisme de Guillaume nous permet d’accéder à ce dont Arnaud vient de parler. Il a reçu nos propositions en amont, et il nous a permis de les concrétiser, faire un tutti , monter trois morceaux par après-midi, alors que nous sommes onze, qui ne nous connaissions pas jusque là. Alors je redis : merci Guillaume ! ».

Éric : «L’absence de directives pour le choix de nos propositions nous a permis d’imaginer des choses assez diverses, de les expérimenter ensemble».

Pascal : «Pour moi c’était important de voir qu’une proposition difficile à mettre en œuvre, par le travail collectif, pouvait trouver un développement qui la rendait jouable. Quand on travaille on essaye au piano, mais là, avec plein d’instruments différents, on expérimente avec le son du groupe, c’est très intéressant. Guillaume a une manière très pédagogique de faire venir les idées, de nous pousser à oser…. À chaque fois à Matour, avec des intervenants très différents, c’est un enrichissement un élargissement».

Claire : «On va oser faire des choses, et les intervenants vont nous accompagner vers ce qu’on n’a jamais fait. Grâce à eux on ose y aller».

Après la pause, la bassiste et les souffleurs testent les voicings obtenus par la recherche de conduite des voix, puis on fait tourner le thème, et Guillaume Orti, à l’alto, improvise. C’est à ce moment que Didier Levallet, retour d’une visite au stage de Jean-Philippe Viret, vient chercher le chroniqueur pour un retour à Cluny, afin d’assister à la balance, et faire une ou deux photos pour illustrer le compte rendu du concert à venir.

 

GUILLAUME DE CHASSY/ANDY SHEPPARD/CHRISTOPHE MARGUET

«Letters to Marlene»

Guillaume de Chassy (piano), Andy Sheppard (saxophones ténor et soprano), Christophe Marguet (batterie)

Théâtre Les Arts, Cluny, 22 août 2018, 21h

 

Comme pour le disque paru récemment («Letters to Marlene», NoMadMusic/Pias), le propos est fort : célébrer, au delà de l’icône cinématographique et vocale, la femme engagée dans l’antinazisme, et dans un féminisme précoce (et singulier). Au concert, à la différence du disque, des séquences sonores (voix de Marlene, de Churchill, de Gaulle, Hitler, extrait de film, chansons d’origine….) s’interpolent dans la dramaturgie. Cela fonctionne à merveille, spectacle pour l’oreille. Les commentaires du pianiste, au fil du concert, soulignent la chaleur de l’hommage. Andy Sheppard, constamment lyrique, ouvre d’une improvisation le concert, tandis que le piano glisse en catimini le souvenir de Lili Marleen. Outre deux thèmes du répertoire de Marlene Dietrich, le programme se nourrit des compositions de Guillaume de Chassy et Christophe Marguet, entre vigueur et mélancolie. La musique est très interactive : pas de tirage de couverture, ça vit dans le collectif, dans le soutien et dans l’écoute. La musique est très libre quand la verve s’enflamme, et le plaisir de jouer, sur scène, est palpable. Ce plaisir circule largement dans la salle. Un ami d’un ami, le seul témoin mitigé qu’il m’ait été donné de croiser après le concert, me dit avec une petite mou de connaisseur : on entendait déjà ça voici quarante ans. Comme j’ai largement dix ans de plus, j’aurais pu dire cinquante : et alors ? C’est la réflexion que je me fais chaque fois que j’écoute L’Offrande Musicale de Bach «Putain ! 250 ans !!! ». Marlene l’incarnait : la beauté n’a pas d’âge !

Xavier Prévost