Jazz live
Publié le 19 Juil 2018

Jazz à Luz 2018 : Journée 2

Deuxième journée du festival Jazz à Luz qui, une fois encore, a porté haut sa devise : « L’important est-il de connaître ou de découvrir sans cesse ? Depuis 28 ans, nous faisons le pari de l’étonnement », surtout en seconde moitié de journée.

 

Festival Jazz à Luz

Jeudi 12 juillet, Luz-Saint-Sauveur (65)

 

11h, Chapiteau du verger

Novembre

Antonin-Tri Hoang (as, cl), Thibault Cellier (cb), Elie Duris (dr)

 

La composition de Novembre comprend habituellement Romain Clerc-Renaud, le pianiste qui fournit un nombre conséquent de compositions au quartette. Un événement heureux, la naissance de son fils, l’ayant retenu loin de Luz, et ce fut donc en trio que le groupe se produisit. Cette mise à nu fit ressortir ce qu’on ne perçoit pas, il me semble, sur leur excellent premier album (Calques, paru et distribué par le Label Vibrant), à savoir les liens que Novembre tisse avec un certain passé du champ jazzistique. Bien évidemment, dans une telle configuration, il était difficile de ne pas penser au trio d’Ornette Coleman, ni à celui de Jimmy Guiffre lorsqu’Antonin-Tri Hoang passait à la clarinette. Des évocations de Braxton et de Steve Lacy me vinrent aussi à l’esprit en les écoutant. D’un autre côté, les ruptures de tempo, les cassures des élans m’apparurent propres à notre XXIe siècle. De même, les effets de plan sonores apparaissant/disparaissant, la large palette de nuances, la variété des jeux de dynamique résultent d’une approche propre au groupe. Ainsi, plus le répertoire avança, plus les influences me semblèrent s’évanouir. Avec le recul, ce concert m’apparut comme le plus « jazz » du festival. Les musiciens, forts d’une fraîcheur toute matinale, reçurent une ovation méritée sous une pluie digne d’un mois de novembre.

15h, Maison de la Vallée

Le poème des poèmes

Heidi Brouzeng (cl, voix, dir artistique), Aude Romary (vl, cl, perc), Vincent Fortemps (projection graphique)

 

Depuis quelques années, un rapprochement entre musique et un art autre sert de ligne de force au festival. Pour le cru 2018, il s’agissait des relations entre musique et art graphique. Il fut donné au « poème des poèmes » d’inaugurer cet aspect. « Le poème des poèmes » consiste en une mise en scène d’une nouvelle traduction du Cantique des cantiques par Olivier Cadiot. Je dois confesser que j’eus beaucoup de difficulté à être en phase avec la récitation d’Heidi Brouzeng. Si la musique, au fond illustrative (sans pour autant verser dans le moindre figuralisme), ne m’emporta pas non plus, je fus en revanche emballé par le travail de Vincent Fortemps qui, grâce à une astucieuse configuration graphique-numérique, projeta des images en perpétuelle évolution, d’une grande force poétique.

Sur ces entrefaites, Jean-François Mondot arriva au festival. Je lui passe le clavier.

 

Ludovic Florin

 

19h, chapiteau du verger

Iana

Betty Hovette, Christine Wodrascka (p)

« Les chercheuses d’or »

Le duo Iana (féminin de Ianus, ce dieu romain à double face qui pouvait regarder devant et derrière lui) réunit deux pianistes aux parcours bien différents : à droite, Christine Wodrascka, qui depuis trente ans est devenue une figure de la musique improvisée. Elle a notamment dialogué avec Fred Frith, Joëlle Léandre, ou encore avec Didier Petit, Alex Grillo, Hélène Labarrière au sein du quartet L’amour. On la retrouve aussi dans des grandes formations comme le FIL (Fabrique d’improvisation libre) ; à gauche, Betty Hovette, qui avant de se tourner vers les musiques improvisées a commencé son parcours par le répertoire classique, avec des musiciens oubliés comme Boëly, puis des compositeurs d’aujourd’hui comme Aubert Lemeland et Louis-Noël Belaubre.

Deux pianistes face à face. Deux chercheuses d’or. C’est l’image qui me vient au bout de quelques minutes de concert en observant leur investissement physique et leur manière de prendre à bras le corps l’instrument : j’imagine que la même énergie, la même obstination, la même foi sont requises pour tamiser des tonnes de terre avant de voir apparaître les précieuses paillettes aurifiées. Sauf que pour le duo Iana, l’enjeu de toute cette quête ne se mesure pas en grammes d’or mais en parcelles d’inouï…

Le concert commence avec des traits assez rapidement interrompus, des variations subites dans la hauteur des notes, on a l’impression d’une conversation lointaine dont on ne saisirait que des bribes, avec des interlocuteurs qui tantôt chuchotent tantôt s’expriment à voix haute. Bel et mystérieux effet de brouillage, et peut-être invitation subliminale à tendre l’oreille. Ensuite, les deux musiciennes commencent à se colleter avec leur instrument, et à aborder le clavier dans sa dimension percussive. Elles le pétrissent, le malaxent. Elles veulent explorer le ventre du piano.

Au début du concert, Christine Wodrascka et Betty Hovette dialoguent en plaquant chacune leur tour des accords qu’elles laissent longuement résonner. C’est un jeu de ping-pong tendu, presque un duel. Mais à d’autres moments, les deux pianistes jouent à n’être qu’une et arpentent les pistes de la fusion identitaire en se prêtant à des jeux de miroirs poussés jusqu’au vertige. Les deux pianistes testent cette identité dans la durée, en évaluent les gains et les pertes, et décident s’il faut la prolonger ou se résoudre à des décrochements.

Après avoir expérimenté la fusion, les deux pianistes abordent la dissociation et le déphasage. Elles prennent leur temps pour cela, on sent qu’elles tentent d’accorder leurs rythmes intérieurs et qu’une négociation entre deux énergies s’opère sous nos yeux. Cette énergie des deux pianistes est presque palpable, avec cependant des différences visibles dans les attitudes : Betty Hovette a des gestes plus amples que Christine Wodrascka, plus retenue, plus hiératique, qui semble parfois taper à la machine à écrire une lettre dont sa vie dépendrait.

Et donc le piano est abordé dans sa dimension percussive et répétitive. Dans la première partie du concert, Betty Hovette et Christine Wodrascka martèlent passionnément les graves de l’instrument. Elles moulinent avec obstination des phrases obsédantes et finissent même par taper le clavier avec leurs poings et leurs coudes. Le piano est poussé dans ses retranchements. Pressé comme un citron, il finit par donner son jus le plus noir et le plus épais. Il se transforme en instrument tribal. Ce n’est plus de la musique répétitive, cela devient de la musique de transe. Et quand, à la fin de cette longue et passionnante séquence, Betty Hovette et Christine Wodrascka lèvent les mains de leurs claviers, la résonnance est immense. Elle s’abat sur le public sidéré comme un orage magnétique…

Le piano n’est pas seulement mis à contribution dans les graves. Tous les registres de l’instrument sont sollicités (le sous-titre de ce duo est d’ailleurs « d’une Extrême à l’autre »). Dans la deuxième partie du concert, les deux pianistes entreprennent le piano sur le terrain des frottements. Les voilà debout, penchées sur les cordes, travaillant à faire naître une résonnance comme on fait naître un feu à partir de branches sèches. Betty Hovette utilise différents objets qu’elle plaque contre les cordes, Christine Wodraska les frappe avec une mailloche dans sa main gauche pendant qu’elle pose des accords sur le clavier à la main droite. Ce travail autour des cordes se transforme peu à peu en crescendo de stridences avec des sons de plus en plus effilés, de plus en plus vrillés. On se croirait dans une aciérie devenue folle, avec des poulies, des lames métalliques qui se frottent jusqu’à l’hystérie.

Aux trois quarts du concert, intervient un de mes moments préférés. Après quelques séries d’accords répétés à l’unisson suivis par un subtil déphasage, l’une des deux pianistes (il me semble que c’est Betty Hovette) esquisse quelques traits d’une extraordinaire douceur. C’est comme le premier battement d’ailes d’une mélodie. Mais cette mélodie fugace se grave dans l’esprit et la série d’accords percussifs qui intervient juste après demeure nimbée de cette étrange douceur.

Après environ une heure d’improvisations radicales et habitées, le concert se termine dans une atmosphère entre chien et loup. Quelques accords frappés, quelques éraflures, prennent une autre dimension à cause de l’intense traversée sonore que viennent d’offrir les deux artistes. Une partie du public est debout, démontrant qu’il n’est pas nécessaire d’avoir absorbé Steve Reich et Ligeti au biberon pour être captivé par une musique certes abstraite dans ses buts mais si intensément portée par la foi et la conviction des deux musiciennes. Magnifique concert.

22h, chapiteau du verge

Pulverize the sound

Peter Evans (tp), Tim Dahl (elb), Mike Pride (dr)

Quel point commun entre le duo Iana et le trio Pulverize the sound qui lui succède, deux heures plus tard, sous le chapiteau du festival de Luz ? Apparemment aucun. Car le trio, si tant est que ce genre de distinctions ait un sens, pourra se rattacher à un jazz expérimental, radical, parfois noise.

Ils commencent par une série de directs au plexus. Le batteur, Mike Pride, seul sur scène, livre un solo fracassant et tendu. Il semble poursuivi par une meute de loups. Arrivent ensuite le trompettiste Peter Evans et le bassiste Tim Dahl. Ce dernier propulse des réverbes et des résonnances énormes qui font penser à un vrombissement de course de formule 1. Le trompettiste Peter Evans se joint à la fête avec des incantations dans l’aigu. Il fait penser à ces gens dont on dit qu’ils ont un débit de mitraillette : lui mitraille dans l’aigu, et c’est un véritable mur du son qui s’abat sur le public. Ça secoue. C’est fort, agressif, radical. Peter Evans joue avec un fort volume, sans négliger aucun paramètre du son et du timbre. Gargarismes dans le grave, miaulements dans l’aigu, effets de souffle, tout y passe. Mais le plus impressionnant, ce sont ces grands intervalles joignant le grave et l’aigu, qu’il réussit à tenir pendant plusieurs minutes. Cela produit une impression dramatique de lutte, de tension, et fait naître chez moi le sentiment de quelqu’un qui écarte les barreaux d’une cage. Ce qui est sûr en tous cas, c’est qu’il repousse le plus loin possible les limites du vocabulaire trompettistique, et cela tout en ne se répétant jamais, aussi à l’aise dans un vocabulaire de type bruitiste que dans une grammaire plus construite, avec des sons plus amples, et mêmes des fragments de phrases be-bop qui s’invitent à certains moments dans ses chorus. Au fil du concert, le groupe maintient sa radicalité dans le volume sonore, tout en proposant d’autres choses, par exemple, ce motif de trois notes exposées à la trompette qui évolue en hymne aylérien. Ou encore, une manière de faire évoluer différemment ce mur du son compact du début, en travaillant sur les premiers et les arrière-plans. Je note certains très beaux moments où le trompettiste sort de son rôle de sideman dominant, et donne l’impression de se faire déborder par le bassiste-leader et son batteur. Après plus d’une heure de concert où les morceaux se sont enchaînés sans laisser au public le temps de reprendre sa respiration, les trois musiciens quittent la scène brusquement et sans fioritures (mais des fioritures nous auraient déçus) laissant les spectateurs abasourdis et comblés par tant d’intensité.

Auprès de la buvette du verger, qui jouxte le chapiteau du festival, en dégustant un verre de vin naturel que propose le festival, entouré de quelques amis, je me remémore les événements de cette soirée. Après coup,  les liens entre le duo Iana et le trio Pulverize the sound m’apparaissent limpides : ce qui relie ces deux formations d’horizons si différents c’est la conviction que nous ne sommes pas condamnés au ressassement et aux redites, et que les pépites d’inouï restent à portée de main si l’on y met toute la patience, l’obstination, l’énergie, et la foi requises. Finalement, à Luz, ce jeudi soir 11 juillet, c’était la journée des chercheurs d’or.

Jean-François Mondot

 

Post scriptum : le duo Iana sortira un disque en novembre. Pré-commande avec le lien suivant : http://www.freddymorezon.org/label/dune-extreme-a-lautre-live-at-donaueschingen