Jazz live
Publié le 11 Nov 2021

Guerre et liesse à Nevers

Les guerres, celles du photographe Yan Morvan revisitées par Christophe Rocher, Vincent Courtois & Edward Perraud. La liesse, celle qui accueillit le duo Parisien-Peirani. Entre les deux, perplexité avec Christian Wallumrød. Compte rendu du concert de Sylvain Kassap à suivre par ailleurs sous la plume de Xavier Prévost. D’Jazz Nevers continue…

La Guerre

Hier à midi, après Oakland et My Mother Is a Fish dimanche dernier, le Théâtre de Nevers accueillait un nouveau concert associé à une œuvre extérieure. Cette fois-ci, ce sont les photos de guerre de Yan Morvan qui inspirent les improvisations de Christophe Rocher (clarinettes), Vincent Courtois (violoncelle) et Edward Perraud (batterie). Tandis que Yan Morvan publie son ouvrage Champs de bataille consacré à ces terrains, ces pays, ces habitats et ces populations sur lesquels la guerre est passée, le titre donné à ce photo-concert est un peu trompeur, dans la mesure où s’y mêlent tant des photos de batailles que des photos de « l’après », mêlant le présent des guerres lointaines contemporaines en mouvement à l’autrefois des guerres que connurent l’Europe occidentale et le territoire américain, évoquées par des plans fixes de la statue de Vercingetorix à Alesia, du mémorial de Waterloo, des sites de la Pointe du Hoc et de la Somme, sans oublier les guerres indiennes avec une évocation subliminale de la bataille du col Apache. Une façon de nous rappeler qu’au-delà des guerres, La Guerre est permanente et que la paix que connaît l’Europe occidentale depuis 1945 n’est qu’une anomalie, et même une illusion.

Au départ, une idée musicale – et Yan Morvan nous dira avoir assisté au concert, non pour ses photos, mais pour la musique, lui-même ayant rêvé d’être musicien. Un idée de Christophe Rocher, dans le sillage de projets précédents mêlant bande dessinée ou photos, pour mémoire Regards de Breizh créé à l’Estran de Guidel avec son Ensemble Nautilis sur les photos de Guy Le Querrec. Mais à la différence de ce dernier projet dont le défilé photographique à l’écran était prédéterminé et chronométré sur une musique orchestrale et donc très écrite, Loïc Vincent –l’éditeur-projectionniste de Champs de Bataille – laisse le champ libre à l’improvisation des musiciens qui n’ont pour cadre que quatre compositions et des « intentions susceptibles d’évoluer », chacun étant libre de réagir tant aux images défilant devant eux sur un moniteur l’instrument qu’aux réactions de leurs comparses, tous poètes de L’Instrument de musique et de L’Improvisation.

Perplexité

Le soir, le Christian Wallumrød Ensemble sur la scène de La Maison (grande et belle salle, totalement rénovée, dotée d’une belle acoustique, à ceci près : un légère mais vilaine fréquence émise en continu, déjà remarquée lors du concert de Benjamin Moussay, par un équipement électrique en fond de salle, ce qui dans le concert dont je vais rendre compte n’est pas du meilleur effet). Ayant défendu de longue date le travail de Christian Wallumrød dans Jazzman puis Jazz Magazine, pour gagner du temps (le prochain concert est dans une heure) et par solidarité avec le choix du programmateur de D’Jazz Nevers d’avoir fait venir ce groupe de Norvège, je présenterai ici le groupe par une synthèse de deux textes écrits récemment en chronique du dernier disque paru « Many » et en annonce du présent concert :

« Jouant lui-même piano, harmonium et piano jouet, Christian Wallumrød a édifié un univers étrange où les ritournelles aux atmosphères miserere  et les harmonies pré-baroques évoquent Morton Feldman ou le John Cage du quatuor à cordes de 1936, et même le cinéma de Carl Dreyer ou d’Andreï Tarkovski. Une identité sonore qui semble se modeler sur le rigorisme quasi janséniste de l’harmonium et qui doit beaucoup aux musiciens et instruments dont le pianiste s’entoure : Per Oddvar Johansen à la batterie depuis deux décennies, Espen Reinertsen au saxophone depuis 2012, la trompette d’Eivind Lønning ayant succédé à celle d’Arve Henriksen après 2006, les cordes frottées constituant une autre constante, du violoniste Nils Økland autrefois à la violoncelliste Tove Törngren aujourd’hui, tous, à l’exception de cette dernière, équipés depuis peu d’un petit matériel électronique dont les cinq instrumentistes ont désormais recours, selon un usage comme fondu dans l’acoustique de l’ensemble, mais extraordinairement insidieux. Avec une nette accentuation du côté minimaliste, dans les deux sens – miniaturiste et répétitif – qui peut virer au spectral, par la superposition de couches et de boucles aux vitesses distinctes et variables, soumises à d’infimes glissandos. Fascinant, mais… »

Premier « mais » : nul micro prévu par Christian Wallumrød, pas même pour présenter les morceaux et les musiciens, lui-même ne faisant pas d’effort particulier pour donner de la voix et sa musique ayant toujours été « à prendre ou à laisser ». On sent d’emblée que cet ensemble n’est ni au bon endroit, ni au bon moment, ni devant le bon public venu pour le duo Parisien-Peirani qui serait plutôt du genre « à se donner ».

Deuxième « mais » : le groupe commence par une pièce de quarante minutes de « presque rien » mélodique, assaisonné de petites manipulations électroniques qui si elles m’avaient intéressé sur Oh Gorge – le morceau d’ouverture de « Many » dont on reconnaît les dérèglements rythmiques et tonaux – semblent sur scène, loin du studio, bidouillées à l’aveuglette par une bande d’amateurs venant découvrir les productions du GRM (Groupe de Recherche Musicale) au tournant des années 1970. Quant à ce que l’on aimait du groupe sur ses premiers disques, et qui reprit un peu de couleur sur la seconde partie du concert, il ne reste plus que de rares et minimales bribes mélodiques restituées comme à bout de souffle.

J’ai été impressionné par la relative discrétion avec laquelle une partie du public a quitté la salle à l’issue de ce premier trop long morceau d’introduction, comme une autre a choisi de patienter poliment, et comme une autre encore à fait part de son intérêt par des applaudissements nourris. Des esprits malins pourraient ironiser. J’y vois moi le signe d’un respect de la musique et d’une qualité de l’attention et de la curiosité qui me semble être une constante du public fidélisé par D’Jazz Nevers.

Parenthèse qui a un peu à voir : si vous avez aimé ou ne serait-ce qu’été intrigué par les jeux des déphasages rythmiques bidouillés sur les jouets électroniques par le Wallumrød Ensemble, jetez donc un coup d’œil à ce travail qui m’est signalé de matin dans un mail du collectif Umlaut :  « Cartographie de rythmes – Vitesses approchantes » par Sylvain Darrifourcq (batterie, percussions, objets) et Toma Gouband (batterie, percussions, litophones végétaux [sic]) sur des compositions de Karl Naegelen.

La Liesse

Il arrive que le jazz critic soit blasé, voire un peu snob. Vue la qualité de ce que j’ai entendu à D’Jazz Nevers depuis mon arrivée samedi dernier, je suis revenu dans cette salle conquise d’avance par cette deuxième partie confiée à Émile Parisien (saxophone soprano) et Vincent Perani (accordéon) en trainant quant à moi un peu des pieds. Et puis, moi aussi, je me suis laissé conquérir par ce répertoire tout public, ratissant musiques typiques, tango nuevo, ragtime, chanson populaire (du répertoire français au sublime Army Dreamers de Kate Bush). Oh, ça n’a pas trainé ! La qualité des arrangements, toujours astucieux sans être putassiers, la connivence, la virtuosité, le feeling, la générosité, tout particulièrement Parisien qui m’évoque désormais tout à la fois la souplesse de timbre du duduk arménien et la souplesse de phrasé de Sidney Bechet (les excès de vibrato de l’un et l’autre en moins), le tout avec le « confort moderne » du saxophone post-coltranien. Rideau! À demain! Franck Bergerot