Jazz live
Publié le 30 Jan 2022

Icosium de Martial Solal à l’Auditorium de Radio France

Ce 30 janvier 2022, l’auditorium de Radio France accueillait Icosium, concerto pour trompette, piano et orchestre de Martial Solal, interprété par Thierry Caens, Manuel Rocheman et l’Orchestre national de France sous la direction Cristian Mācelaru.

La création avait eu lieu le 13 mai 2004 à Saujon avec l’Orchestre Poitou-Charentes sous la direction d’Enrique Barrios, le même Thierry Caens à la trompette, le compositeur au piano (notamment pour une cadence improvisée qui n’était pas prévue dans la partition, mais que Martial Solal avait incluse pour  répondre à l’invitation qui lui avait été faite). Pour cette reprise 2022, Martial Solal a confié le piano à celui qui fut une sorte de disciple, Manuel Rocheman, lui accordant dix secondes de liberté au cœur du concerto [ps: dix secondes, me dit-on, qui ont été supprimées lors d’une dernière séance de travail]. Soit le concerto de Solal peut-être le plus affranchi du jazz, et la partie de caisse claire assez fournie n’y change rien, mais où pourtant la « patte Solal » est omniprésente. Le « coup de patte » serait-on tenté de dire, avec une partition qui semble (et s’avoue) improvisée d’un jet ou, tout du moins, par une suite de projections. Pourquoi et quand, lors d’une première écoute de la version 2004, m’était venu à un moment donné le souvenir du George Gershwin de la Rhapsody in Blue ? Les deux œuvres, pourtant de vocabulaires très différents, ont au moins en commun cette nature improvisée, cette trajectoire pratiquement sans retour en arrière sinon quelques reprises ponctuelles de motifs vite oubliés, cette allure de récit continu en dépit, dans le cas d’Icosium, de la discontinuité de chacun des rôles qui apparaissent et disparaissent avec la fréquence de personnages d’un roman d’action, action qui, elle, avance, inexorablement d’un point à un autre, en dépit de ses angles vifs, avec cette fin impitoyable qui tombe sans crier gare comme un couperet.

Michel Orier, Cristian Mācelaru, Thierry Caens et en partie caché derrière ce dernier Manuel Rocheman autour de Martial Solal à l’issue du concert (©Thierry Virolle)

Rôle principal difficile, exigeant une grande technique, assuré avec bravoure et enthousiasme par Thierry Caens, le rôle ayant été refusé par Claude Egea que l’on sait pourtant singulièrement armé face à la difficulté. Caens, passe-murailles des tâches impossibles entre jazz et classique, se tient à distance du clinquant de la trompette académique, lui préférant cette dimension charnelle de la trompette populaire que le jazz a magnifiée. Il sait laisser paraître faciles ces notes impossibles et ces écarts vertigineux que la partition de Solal a placés sur son parcours, là où le jazzman en ferait tout un foin. C’est que l’exploit instrumental chez le jazzman improvisateur est autre, c’est un pari de l’instant : ça passe ou ça casse. Et que ça passe ou ça casse, le public jubile… ou, lorsque ça casse, n’en sait rien, et prendra même pour un exploit ce qui n’était qu’un faux pas (et le jazzman connaît l’art du faux pas dont il ne fait pas une chute, mais un prétexte au rebond). Caens, lui, n’a pas le choix. C’est là, c’est maintenant, et ça doit passer. Et avec lui, sur ce concerto qu’il a créé, ça passe magistralement. Effet d’optique ou d’acoustique? Face à cette imposante stature, Manuel Rocheman a l’air presque un peu trop discret sur l’intimidante partition qui lui donne pour tâche immense de se glisser dans la peau du maître présent à quelques rangs de là.

Peut-être faut-il voir là un effet de la rétention à laquelle le chef Cristian Mācelaru  avait décidé de soumettre certains tempos de l’œuvre par sollicitude pour son bel orchestre, privilégiant la souplesse sur la nervosité dans la traversée de ces rapides et étourdissantes successions de couleurs dominées en nombre par les cordes, huit bois pour quatre cuivres, un petit pupitre de percussions que fait crépiter la caisse claire et un Fender Rhodes, fantôme de piano comme arrivant d’ailleurs. En ce bel auditorium à l’acoustique parfaite, avec cet Orchestre national de France tout également admirable sur la très étonnante Symphonie n°9 de Dimitri Chostakovitch inscrite au même programme, Martial Solal eut droit là à une sorte de couronnement. Franck Bergerot

Sur les concertos de Martial Solal, avec témoignages de ses interprètes et du compositeur, avec notamment Thierry Caens et Manuel Rocheman lire Martial Solal concertant: Propos et témoignages.