Jazz live
Publié le 22 Nov 2020

JAZZ SUR LE VIF sans public mais en direct sur France Musique

Sensation étrange que d’aller vers la Maison de la Radio pour un concert bien réel, lequel se déroulera sans public. Au passage, par la fenêtre du RER, je salue le Pont de Bir Hakeim et le souvenir du travelling à la fin du très controversé (mais très bon film) Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci (Ah ! La musique de Gato Barbieri….)

Chemin faisant mon esprit vagabonde : souvenir de mon premier concert en ces lieux, comme spectateur venu de sa Picardie natale, un samedi de 1967 au studio 105 ; et puis de mes premières présentations de concert, en direct ou en différé, aux studios 106 et 105, à partir de 1983 ; et les concerts ‘Jazz sur le Vif’ que j’ai produits de 1997 à 2014 : et jusqu’à ce jour, toute une vie d’amateur, puis de professionnel, redevenu amateur, dans la Maison Ronde…. Vous avez dit nostalgie ?

Les couloirs de la radio sont déserts. Singularité du jour : je viens assister à un concert sans public (dommage collatéral de la pandémie), sans public dans la salle mais pas sur les ondes. Dans le programme initial, ‘Jazz sur le Vif’ devait accueillir aujourd’hui le groupe ‘Quest’ (Liebman, Beirach, McClure, Hart), précédé du quartette ‘Streams’ de Nguyên Lê. Les États-uniens étant confinés dans leur Amérique, Arnaud Merlin a proposé à Nguyên Lê d’assurer les deux parties, d’abord avec son quartette, puis en accueillant un(e) invité(e) de son choix. Ce sera, pour la seconde partie, un quintette avec la vocaliste de l’extrême, Leïla Martial.

Un écran, la scène, le but est proche. Je viens assister à la balance, qui sera aussi une répétition pour la seconde partie avec l’invitée, car si elle a déjà chanté avec Nguyên Lê, c’est la première fois qu’elle chante avec ce groupe.

Comme toujours il y a un soundcheck, que nous appelons balance, opération bien nommée car elle assure l’équilibre sonore des instruments, la qualité de leur timbre et de leur dynamique, pour la prise de son radio comme pour le concert. Le concert est sonorisé dans la salle, presque déserte : luxe inattendu, et bienvenu, pour les musiciens comme pour les quelques spectateurs (les techniciens, régisseur, responsable de production, photographe ; le producteur des concerts Arnaud Merlin, Yvan Amar qui assurera le direct de de seconde partie sur France Musique, quelques proches des artistes…. et votre serviteur).

La balance du quartette étant déjà bien calée, une fois ajustés les réglages pour la vocaliste et ses accessoires (effets électroniques mais aussi appeaux, et petites bouteilles style ‘mignonnettes’ dans lesquelles elle souffle tout en chantant), c’est une répétition de travail pour affiner le concert ; c’est que la seconde partie sera en direct ! Atmosphère studieuse, mais détendue, et enthousiaste : comme le public, les artistes sont impatients de retrouver le concert.

NGUYÊN LÊ ‘STREAMS’ QUARTET

Nguyên Lê (guitare, effets), John Hadfield (batterie, percussions), Chris Jennings (contrebasse), Illya Amar (vibraphone)

Paris, Maison de la Radio, studio 104, 21 novembre 2020, 17h30

Au programme de cette première partie, enregistrée pour être diffusée ultérieurement sur France Musique à une date encore indéterminée, trois compositions du disque «Streams» (ACT 9876-2, enregistré en 2018 et publié l’an dernier), et trois nouveautés au répertoire.

Le concert commence avec Mazurka, une pièce d’esprit chambriste qui n’aurait pas déplu à Bach ou au Modern Jazz Quartet. Le solo de vibraphone est dans cet esprit, puis la guitare déchire le voile, version ba-rock. Dès ce premier morceau, on jubile, et l’on est frustré de ne pouvoir applaudir car, même si l’on n’est pas en direct, nous public sommes un peu virtuels…. Puis c’est Myrelingues, du nom donné à la ville de Lyon par Rabelais dans Pantagruel : univers jazz fusion (dans le meilleur sens du terme), lyrisme assumé, et solo de vibraphone qui tire le tempo vers le haut, jusqu’à un solo de batterie très étonnant : la frappe et les sonorités des peaux sont sèches, et pourtant c’est un festival de timbres. Voici maintenant 6h55, une composition de Chris Jennings : c’est un jeu sur le rythme, la basse en solo chante, puis le tempo s’élève, et le jeu rythmique se poursuit entre les solistes, jusqu’à une fin explosive. Là encore, on aimerait applaudir à tout rompre. Le thème suivant, composé par John Hadfield, s’intitule Castle of Water. Au-delà de l’évocation d’une station du métro parisien, ce me semble une allusion aux états liquides de la musique de Ravel et Debussy, avant de s’orienter vers des rythmes presque celtiques, jusqu’à une fracture binaire, et d’autres rythmes avec les climats qu’ils induisent. Fausse conclusion avec solo de batterie et répons entre le soliste et l’orchestre, tambours parlants et atterrissage collectif. Bach revient, mais par la grande porte, avec une excursion dans les épanchements mélancoliques de la 25ème Variation Goldberg , la plus longue et la plus tendre, mais pas la moins tendue : en écrivant ces phrases je l’écoute par Glenn Gould, version 1955 publiée par Columbia l’année suivante. Après une intro du vibraphone à l’orientale, on aborde le texte, la guitare puis la basse se joignent à l’énoncé, jusqu’à ce que la guitare improvise librement dans la carrure, avec les cymbales caressées des balais. Retour à Bach, un dernier tour de guitare, et coda. Pour finir le set en quartette, retour au répertoire du disque récent avec Swing a Ming, rapprochement osé entre le funk new-yorkais, les changements d’accord du swing, et la dynastie qui régna trois siècles durant sur l’Empire du Milieu. Nguyên Lê s’envole littéralement, entraînant son escadrille, et après de multiples échanges entre les solistes, on atterrit, sonnés et ravis. Quelques secondes de silence. On n’ose applaudir. Yvan Amar crie «bravo» ; une autre voix crie «Merci !» et, comblés, les présents applaudissent avec chaleur.

NGUYÊN LÊ ‘STREAMS’ QUARTET invite LEÏLA MARTIAL

Nguyên Lê (guitare, effets), John Hadfield (batterie, percussions), Chris Jennings (contrebasse), Illya Amar (vibraphone)

Leïla Martial (voix, effets, accessoires divers)

Paris, Maison de la Radio, studio 104, 21 novembre 2020, 19h

Voilà, c’est l’heure du direct dans l’émission ‘Jazz Club’. Quelques minutes avant 19h , tout est en place, les artistes sur scène, chacun à son poste, Yvan Amar prêt à ‘prendre l’antenne’ selon la formule consacrée (qui m’a souvent fait sourire quand c’était mon tour de prendre l’antenne et que parfois, tension ou incertitude, j’aurais préféré prendre l’air….

https://www.francemusique.fr/emissions/jazz-club/en-direct-jazz-sur-le-vif-nguyen-le-streams-quartet-a-la-maison-de-la-radio-89024

On peut réécouter cette partie du concert en cliquant sur le lien ci-dessus. Cela me rappelle le bon vieux temps (largement documenté par le disque) où l’on donnait des concerts sans public mais radiodiffusés, dans tous les genres musicaux. Mais là, c’est le drôle de temps présent, confiné mais toujours vivant, pour la musique et pour le reste.

Le répertoire puise à nouveau, cette fois très largement (les 4 premiers titres) dans le disque «Streams» déjà évoqué. Le premier thème, Bamiyan, évoque ce lieu d’Afghanistan où deux bouddhas monumentaux furent détruits par les talibans. D’entrée de jeu la musique et la voix nous font voyager. Au fil du concert on ira de l’Afrique des Pygmées à la Mandchourie en passant par le Viêt Nam, le Maghreb, le Machrek, le Moyen Orient et la Balkans (j’en oublie forcément). Improvisation conjointe de la guitare et de la voix, vifs changements d’atmosphère, de rythmes et de couleur : musique vraiment vivante. Vient ensuite Hippocampus, qui commence par la voix seule, assistée des curieux accessoires : minuscules bouteilles appelées mignonnettes dans lesquelles Leïla Martial souffle tout en chantant, marquant le rythme par des changements de timbre : c’est fascinant, et extraordinairement musical.

Puis, sur un ostinato de vibraphones, tout le groupe entre dans un univers de jazz électrique avec des unissons vertigineux, avant que Nguyên Lê ne parte, en solo accompagné, dans un sommet d’expressivité torride. Retour de la voix (presque) seule dans cette glossolalie débridée qui fait sa marque et réjouit l’ouïe autant que l’esprit. Puis dans The Single Orange (allusion peut-être à un tableau d’Egon Schiele), composé par Illya Amar, après une intro ouverte digne des plus belles libertés du free jazz, un ostinato du groupe et une éruption volcanique, jusqu’à ce que le vibraphone, cristallin, relayé par la voix, introduise le mystère, le tout trouvant résolution dans un tutti effervescent. La quatrième composition du disque évoqué, Coromandel, sera dans une version inédite, avec un texte en français qui parle de cette côte orientale de l’Inde, au Nord du Sri Lanka, où l’artisanat d’art chinois faisait escale avant de se répandre dans le monde. L’Orient, bien sûr, et la mélancolie, un beau solo de vibraphone, et de guitare hyper expressive, avant de revenir à la douceur de la voix. Le concert, et le direct, se sont conclus par une composition plus ancienne de Nguyên Lê, qu’il avait enregistrée en 2016 avec le chanteur et instrumentiste Ngô Hồng Quang , et reprise aussi avec le groupe ‘Streams’, notamment pour une vidéo. Il s’agit de Cloud Chamber. Sur une sorte de bourdon la voix part en une espèce de mélisme intercontinental : décidément, Leïla Martial nous fait voyager dans tous les mondes. Échange improvisé avec la guitare, ici me semble-t-il en mode guitare synthé. Unissons avec la basse, et le direct se termine sur un groupe en pleine effervescence. Pour nous qui sommes dans la salle, il y a aura encore deux ou trois minutes de folie collective. Ouah, quel concert, pour cette seconde partie comme pour première : groupe en totale osmose, solistes épatants, invitée étincelante : vive la musique vivante, même quand, hélas, la salle ne peut accueillir le public. Et VIVE LA RADIO ! Bon, ceux qui me connaissent savent que je suis de parti pris, mais j’assume….

Xavier Prévost

Diffusion ultérieure de la première partie est prévue sur France Musique. Nous donnerons des précisions dès que possible.