Jazz live
Publié le 5 Fév 2021

LALO SCHIFRIN: MISSION MANDOLINE AU PETIT DUC

J’avais comme objectif en commençant ce compte-rendu de relier trois axes, la musique de Lalo Schifrin où fait retour une nostalgie adolescente qui est "toujours ce qu’elle était", une salle de concerts aixoise, Le Petit Duc qui innove en ces temps de pandémie, et la découverte de deux musiciens enseignants marseillais qui révèlent autrement la mandoline.

MISSION / MANDOLINE AU PETIT DUC d’Aix en Provence,  le 4 février 2021, 20h 30.

LALO SCHIFRIN

Tout le monde a entendu dans sa vie un thème de Lalo Schifrin, sans même connaître son nom. Schifrin? L’un des grands compositeurs de musiques de films, à l’égal d’un Nino Rota ou Ennio Morricone.

« Le 20 ème siècle a donné deux formes d’art qui n’existaient pas avant le jazz et le cinéma. Et j’ai embrassé les deux« . Lalo Schifrin, entretiens avec Georges Michel, Editions  Rouge Profond *

Lalo Schifrin, l’un des compagnons de Dizzy Gillespie, composa en 1961 “Gillespiana”, une suite-portrait du trompettiste jouée avec succès à Carnegie Hall comme au festival de Monterey de cette même année. Pianiste arrangeur de Dizzy, il quittera cependant son orchestre pour celui de Quincy Jones, et on le retrouve au piano sur l’un des thèmes d’Austin Powers, « Soul Bossa Nova », tout en signant chez Verve, lié alors à la MGM. De fil en aiguille, il va créer des musiques de séries et de téléfilms jusqu’au fameux thème de Mission : impossible, ébauché dès 1966. Commence alors une carrière de musicien de cinéma (avec les grands jazzmen de la West Coast ) pour Don Siegel, puis Clint Eastwood, même s’il reconnaît que le film initiatique sera Les Félins de René Clément (soyons chauvin pour une fois). Il a toujours pratiqué le contrepoint entre musique et images, sans dédaigner aucun instrument: la flûte pour le film de Mark Rydell The Fox, le basson dans The Kid of Cincinnati de Norman Jewison avec Steve Mc Queen, ou encore le cymbalum dans Le Village des  Damnés ( la version de 1976 de Stuart Rosenberg). Alors pourquoi n’aurait-il pas écrit pour, sur la mandoline, même si ce qui l’intéresse est la forme du concerto, son organicité?

Dès 1988, il se consacre à des oeuvres plus personnelles, un Concerto pour contrebasse, une Fantaisie pour scénario et orchestre, « musique d’un film qui n’existe pas, à la manière de Moussorgski pour les Tableaux d’une exposition ». Véritable homme-orchestre, passionnément éclectique (piochant dans tous les systèmes) son désir a toujours été de réunir jazz et musique symphonique (il y parviendra, même avant son “Jazz meets Symphony” de 1992). S’il aime le baroque et le clavecin, il joue des percussions, des cuivres dans ses oeuvres symphoniques.

J’aime à penser que ce qui le pousse, après plus de 60 ans de carrière, à continuer à chercher, est une frustration engendrée paradoxalement, par les hits qui ont fait son succès : Bullitt, Dirty Harry, Mannix, Mission: Impossible…. 48 secondes pour ce générique dont la mèche allume le visage de chacun des agents secrets. Une musique formidable, mais fonctionnelle qu’on reconnaît vite, comme celle de Morricone, car ses grands musiciens ont su imposer leur marque, (Maurice Jarre également ), revenant obsessionnellement sur certains points.

La création de ce soir : « la Sonata del Sur » pour mandoline et piano.

C’est un autre compositeur de musiques de films, Vladimir Cosma, capable de composer aussi bien une symphonie, qu’une fugue, une chanson, un thème jazz, qui a ouvert de nouvelles perspectives au mandoliniste, Vincent Beer Demander, lui donnant l’idée de solliciter le concours de Lalo Schifrin. D’une brève mais mouvementée rencontre à Paris en 2016, est né le projet d’un Concerto pour mandoline. Schifrin s’est pris au jeu. De retour à Los Angeles, Lalo Schifrin compose le «Concierto Del Sur pour mandoline et orchestre », créé l’année suivante au Festival de Chaillol en France puis à Washington et dans le Maryland aux États Unis.

Entre temps, le mandoliniste a convaincu son collègue pianiste, Nicolas Mazmanian (l’un des derniers élèves de Pierre Barbizet), enseignant au Conservatoire de Marseille d’entrer dans la danse. A U.C.L.A, Vincent a emmené son ami pour rencontrer Schifrin lors de la création du Concerto del Sur…et le pianiste a composé deux pièces que l’on entendra ce soir dans le cadre du Petit Duc, en captation sur leur web TV

Présentation et interview de Lalo Schifrin

LE PETIT DUC

C’est Franck Bergerot qui a présenté le travail de cette salle dans son article du 26 novembre dernier :

Claudia Solal et Benjamin Moussay “live”, en direct du Petit Duc – Jazz Magazine

Innovateur, anticipant les évolutions d’une situation “pandémiesque” incontrôlable en recourant à de nouveaux outils de captation [régie vidéo en salle de 6 caméras, et une autre régie pour un traitement spécifique du son retransmis sur la chaîne], cette salle de spectacle aixoise d’une petite jauge, a créé une chaîne pour maintenir la diffusion des concerts inscrits à la programmation, l’emploi, le lien avec un public fidèle, tout en donnant aux musiciens les images et le son multipistes de leur captation.

Dès novembre, les artistes se sont produits à huis clos devant un public d’internautes confinés. La chaîne met en valeur les artistes durement éprouvés par l’arrêt des concerts avec public, auprès d’une audience élargie de façon significative (3 fois la jauge de la salle de 70 personnes, qui tombait à 18, en suivant les mesures sanitaires en octobre, lors des spectacles live), facilitant par ailleurs le travail des professionnels (journalistes, diffuseurs, institutionnels). On voit que de nouvelles idées voient le jour, comme la création toute récente de la chaîne éphémère Culture box, qui souhaite proposer des choses différentes, moins normées, des captations artistiques. Un présentiel dans le temps.

Comme l’intime le slogan de l’Ajmi avignonnais, le meilleur moyen d’écouter du jazz, c’est d’en voir, il est utile, en ces temps troublés, de réfléchir à la façon dont le spectacle vivant pourrait exister, se développer en plus de ce qu’il est déjà. En attendant la réouverture des salles.

LE CONCERT

Concert 4 février 2021 à 20h30 Le Petit Duc – Aix en Provence

En direct et en live sur le chaine WEB du Petit Duc, 5 euros www.lepetitduc.net

LALO SCHIFRIN FOR MANDOLIN :

Sonata del Sur – Fantaisie & Works of Nicolas Mazmanian (Vincent Beer-Demander, mandoline & Nicolas Mazmanian, piano) 

1)

Composition: Nicolas MAZMANIAN

FANTAISIE CONCERTANTE « L.A » for mandolin & piano (2016) – 14’31 Dedicated to Vincent Beer-Demander 

Le concert commence avec la Fantaisie Concertante « L .A » for mandolin et piano, la première composition écrite pour Vincent Beer Demander par Nicolas Mazmanian. Une écriture libre, proche de l’improvisation, en rapport avec des formes plus codifiées cependant qui fait se succéder les motifs, cousus et recousus pour des solistes. C’est un exercice de style, en hommage au mandoliniste, à son énergie indomitable et son humour.

Trois mouvements : un Prélude, manière musique ancienne, aux trémolos vifs; pourquoi cela m’évoque t-il le “Love Theme” de Nino Rota du Roméo et Juliette de Zefirelli (1969) mais aussi une musique celte de comptines, ces “nursery rhymes” flûtées et cristallines? Suit un “Humoreske” un peu plus appuyé, saccadé, une marche rock teintée d’accents de blues pour finir par une “Rêverie” plus “classique” mais  fluide et pleine de vivacité.

2)

Composition : Lalo SCHIFRIN

Sonata del Sur for mandolin & piano (2017) – 22’35 Dedicated to Vincent Beer-Demander

Cette mise en oreille donne envie de continuer avec le plat de roi, la Sonata del Sur, for mandolin and piano ( 2017) de Lalo SCHIFRIN, plus de 22 minutes, en 3 mouvements, remaniée à partir du Concerto, créé en 2017 au festival de Chaillol en France puis à Washington. Plus qu’une réduction au piano de l’orchestre, la Sonata est un écrin chambré, propice aux performances des deux instrumentistes. Lalo Schifrin a conjugué travail thématique et recherche de timbres, une fois conquis par la rencontre rocambolesque avec Vincent qui l’a coursé jusque dans sa chambre d’hôtel parisienne!

Ce soir, les deux musiciens jouent cette composition pour la première fois, et ils vont être confrontés aux contraintes d’une pièce contemporaine, pleine de chausse-trapes. On est très vite plongés dans un mouvement fluctuant sans cesse, de métamorphoses qui s’enchaînent, ne ménageant aucun répit aux spectateurs et plus encore aux instrumentistes. Comme dans une oeuvre classique, trois mouvements se succèdent : une « Fantasia », joyeuse, qui multiplie formes et procédés d’écritures librement mais sans oublier une certaine rigueur ; « Balada », sur un tempo plus lent (encore que) baigne dans l’atmosphère d’une sérénade, donnée sur une gondole glissant mystérieusement sur le Gran Canal, à l’image du film très oublié, The Venetian Affair ( Jerry Thorpe, musique Schifrin) de 1967 avec Robert Vaughan, un autre acteur de séries célèbres de l’époque (car enfin, les séries ne commencent pas avec OCS, ou Netflix!). Des ruptures de ton, des passages très brefs d’une mandoline endiablée, une aisance entre pianiste et mandoliniste qui s’écoutent, se répondent, développent leur partie, même sur des intervalles très courts. Le dernier mouvement « Fuego » est en correspondance avec son titre, une musique solaire sudiste, que ce soit Marseille et la Méditerranée ou L.A et la Californie : plus rapide et excitante,  c’est un frisson que soulignent dynamiques et percussions plus que dissonances. Avec des accélérations brusques mais pas nécessairement plus fortes en volume. Réflexions en miroir, jeu double entre mandoline et piano: deux voix, plusieurs lignes mélodiques qui ne s’unissent pas souvent, qui révèlent toutes les possibilités de la mandoline, d’une grande palette expressive. L’instrument, de quatre cordes doubles se joue des techniques sur une corde, ou sur les doubles, usant de trémolo tenu, ou de notes poussées au plectre, entre pouce et index, [à la “plume” comme on disait à l’époque baroque, âge d’or de l’instrument], ou de percussion sur la table d’harmonie, au dos de l’instrument. Tout l’instrument entre alors en résonance pour produire le son. Vincent Beer Demander n’a pas utilisé de” bottleneck” cette fois mais il ponctue d’un jeu de doigts sur les frettes.

“La petite soeur de la guitare” qui a la tessiture du violon ( du sol grave au la suraigu) en met plein la vue et l’ouïe…Comme le soulignera le pianiste lors du “quart d’heure aixois”, échanges par chat que Myriam Daups en coulisses regroupe, la mandoline est à découvrir mais avec ce musicien exceptionnel, emporté par sa passion, plus que persuasif, qui parvient à s’imposer en acoustique autant que le pianiste.

Cet instrumentiste n’a qu’une idée en tête, il souhaite renouveler le répertoire de la mandoline, instrument baroque du XVIIème, immortalisé ensuite par Beethoven, les Romantiques. Cet instrument  qu’on joue en pinçant les cordes, certains instrumentistes inspirés comme Hamilton de Holanda avec une mandoline à 5 cordes, l’ont utilisé pour développer le détaché, projeter comme à Marciac sous d’immenses chapiteaux. Chris Thile ou Avi Avital, branchés sur toutes les musiques ont joué de ce regain d’intérêt pour le répertoire, avec des sonorités qui évoluent.

Gageons que ce soir, beaucoup auront découvert la mandoline qui a acquis une identité sonore, qui « matche avec la dynamique du piano » (sic)!

Last but not least

3)

Composition:  Nicolas Mazmanian

Variations on a theme of LALO SCHIFRIN for mandolin & piano (2018) – 12’25 Dedicated to Lalo Schifrin.

Lalo Schifrin reacts on the Mazmanian ‘s Variations on theme of Lalo Schifrin. – YouTube

Hommage d’un compositeur à un autre, on connaît les Variations Diabelli de Beethoven, celles de Brahms à Paganini. Nicolas Mazmanian a pensé à des variations courtes, précises, de forme différente qui retraversent la vie du compositeur argentin Lalo Schifrin. Une évocation de sa musique à travers le choix d’un thème qui fit sa renommée, celui de la série Mission : impossible. L’originalité de sa démarche est d’avoir amené toutes ses variations vers le thème et non l’inverse. De manière plus ou moins évidente, il ressurgit dans les 7 parties de cette composition : “Argentina” pose le décor avec le tango emblématique des origines, “Nostalgia” rappelle directement le thème, sur tempo 5/4, « un peu jazz et aussi boogie woogie avec bongos et claves ». Mais ici sans être repris à la manière d’une poursuite comme dans la série : la mandoline, d’une délicatesse extrême, étire le temps, l’instant seul compte. Les trois première notes dans un “Preludio” inspiré de Bach, arpégé; “Cancion” ouvre plus gaîment avant “La vida coloreada”, au rythme sud américain où les deux instrumentistes font preuve d’une virtuosité toute percussive. On revient aux études en France de Schifrin avec Olivier Messiaen dans “Armonizacion” qui s’inspire des couleurs et modes du maître. Et la conclusion est sans appel : le thème que tous connaissent et aiment, y compris les plus jeunes, aujourd’hui encore, celui de la série sortie en 1967. On dirait qu’il a été écrit pour la mandoline tant Vincent Beer Demander est à l’aise.

Il est temps de ressortir la version donnée à Marseille (j’étais dans le public à la générale et je peux vous affirmer que les musiciens classiques étaient fiers de jouer du Schifrin) en 1995, à l’Opéra, avec notre Orchestre Philarmonique, Schifrin lui même au piano et à la direction. Schifrin s’était déplacé par amitié pour le cardiologue et pianiste (du Jazz hip trio entre autre) Roger Luccioni, Délégué à la culture et aux musées à l’époque ( fabuleux concerts au Musée Cantini sous les cimaises d‘art moderne) et initiateur du Festival des cinq continents marseillais.

https://youtu.be/H5SYHcD_CYA MISSION IMPOSSIBLE où l’on reconnaît André (Dédé) Ceccarelli aux drums et Jannick Top à la basse!

Comme dans le célèbre générique de la série, à la fin du concert , la captation disparaîtra après cette première et unique vision. L’image s’autodétruit pour le public. Ainsi que le soulignent Myriam Daups et Gérard Dahan, l’avenir de la chaîne Petit Duc Web est encore à inventer. Nouveau modèle de diffusion du spectacle vivant sur internet, qui, loin des R.S, respecte la chaîne des ayants-droits. « Vous pouvez défendre le spectacle vivant de chez vous, le spectacle ne sortira pas de chez vous ». Pas de “replay” possible, mais le CD qui comprend une autre composition de Schifrin pour mandoline piano, et accordéon est sorti le premier février. Et l’aventure ne fait que commencer pour le mandoliniste qui part aujourd’hui à Cannes, enregistrer le Concierto del Sur pour mandoline et orchestre.

A noter  : le CD Lalo SCHIFRIN for Mandolin Sonata del Sur -Fantasia and Works of Nicolas Mazmanian  avec Vincent Beer-Demander (mandoline), Nicolas Mazmanian (piano) Gregory Daltin (accordéon) : sortie le 1 er février 2021 sur le  label  La Maison Bleue /Distribution : Socadisc

*Pour en savoir plus sur LALO SCHIFRIN, un conseil de lecture avec l’excellent livre d’entretiens de Georges MICHEL, sorti en 2006 sur le label Rouge profond alors codirigé par Christian Tarting, fou de cinéma et de jazz, contributeur du Dictionnaire du jazz Carles/Comolli.

 

Sophie Chambon