Jazz live
Publié le 30 Juin 2019

Respire Jazz : un grand bol d’air (2)

Evidemment, la métaphore de la respiration concerne ici l’artistique, car comme partout, ce serait plutôt Jazz Transpire, ce qui n’empêchait pas le public charentais et d’ailleurs de se presser hier pour écouter  Anne Paceo, le groupe Mélusine et quelques autres surprises…

Surprises, telle cette conférence Le Choro d’hier à aujourd’hui donnée par le guitariste brésilien Rômulo Gonçalves avec… son professeur de basson Frank Leblois, tous deux membres fondateurs de l’association le Choro des Charentes. Instrument à “l’inertie” inattendue comme soliste dans ce genre qui a entendu virevolter la flûte de Pixinguinha ou Benedito Lacerda. Mais au diable les préjugés, si l’on se souvient des choros orchestraux où le trombone et violoncelle se taillait leur part. Et Rômulo Gonçalves a su conquérir son public au cours d’un quasi one man show – interrompu ici et là pas son comparse –, jonglant avec l’histoire ethnographique du Brésil, melting pot au croisement de l’Afrique, de l’Europe et des cultures amérindienne, faisant entendre et mimant les rapports entre langue, accent, mélodie, rythme, danse, sensualité, accompagnant enfin une série de choros exposés au basson, des polyrythmies de la guitare 7 cordes que Gonçalves maîtrise gaiment.

Mais j’ai dû abandonner la conférence pour me rendre au concert de 15h30 de Mélusine, présenté par son batteur Stan Delannoy qui expliqua par ses origines régionales la claque dont il allait bénéficier Mélusine, un nom de conte de fée et à l’instrumentation insolite (tout du moins au regard de l’amateur de jazz pur sucre) : outre Delannoy, Anthony Caillet (euphonium), William Robin (guitare électrique), Simon Tailleu (contrebasse) et Christophe Girard (accordéon), ce dernier étant le compositeur de la suite qui nous était proposée. Conte de fée ou en tout cas pièce de théâtre à regarder les yeux fermés avec les oreilles. Prologue en fanfare, première scène plantant un décor pastoral, action où le drame se noue, romance, suspense-attente-rebondissement, lamento, grande tirade soutenue par une transe d’ostinato qui se dénoue dans un rapide coup de théâtre conclusif. Le tout rondement mené, nappes et vifs ostinatos se succédant selon un langage rythmique et mélodique privilégiant une relative abstraction mais évitant l’hermétisme. La claque des copains et de la famille contamina aisément le public saluant ce quintette qui bénéficie du dispositif imaginé par l’association d’organisateurs Jazz Croisé (AJC), soit, sous le label Jazz Migrations, accompagnement et large diffusion en termes de concert. Ainsi retrouvera-t-on ce mois-ci Mélusine dès le 5 juillet à Jazz à Couches et le 29 à Crest Jazz Vocal, plus d’autres concerts à l’automne qui conduiront le groupe jusqu’en Finlande.

À 20h30, après les premiers concerts du festival donnés dans la grange, retour au pied du chevet de l’abbaye de Puypéroux, où s’installent en plein air le big band des étudiants du Centre de musiques Didier Lockwood, partenaire du festival depuis la première édition, qui accueille régulièrement ses élèves. Pierre Perchaud, l’âme de Respire jazz, en un l’un des principaux enseignants et tient ici la guitare, tout comme Stéphane Guillaume qui dirige le big band (et y occupe un pupitre de ténor-flûte), assisté par Claude Egea ici responsable de la première trompette.

Claude Egéa, Louis Alleaume, Lucas Degeuser (tp, bu), François Maurin, Antoine Decune (tb), Valentine Gerinière (fl), Noé Moureaux (as), Yumiko Yamashita (as, bcl), Amir Mahla (ts), Stéphane Guillaume (ts, fl, arrt, dir), Tom Nahouri (bars)Pierre Perchaud (elg), Michael Vigneron (Fender Rhodes), Louis Haynes (elb), Pierre-Philippe Joly (dm).

Pour qui, un beau jour aux environs de 1995, a vu vu surgir Stéphane Guillaume des sections de l’ONJ-Lumière de Laurent Cugny, grand dadet, si jeune et déjà brillant, émouvante apparition que de retrouver ici sa longue silhouette, désormais paternelle à la tête de cette juvénile “portée” qu’il anime avec tendresse et déjà de l’admiration. Il y a de quoi, sur le programme retenu pour l’occasion, autour des compositions d’Herbie Hancock arrangées par Guillaume (Cantaloupe Island, Chan’s Song composé pour le film Autour de minuit, I Have A Dream mettant judicieusement les bois en valeur pour ce thème tiré de l’album “The Prisoner”, et Watermelon Man d’après la version des Headhunters et son introduction empruntée aux hoquets de flûtes des Pygmées), plus Dolphin Dance par Bob Mintzer et Drifting relevé d’un arrangement pour le big band d’Art Blakey. Grande tradition du Thad Jones-Mel Lewis Big Band où le grand style basien et (plus indirectement) le colorisme ellingtonien se sont enrichis des apports de Gil Evans et de la lignée Tadd Dameron, Quincy Jones, Gigi Gryce… Phrasé de masse, voicings renversant, section contre section, contrechants à l’intérieur des sections,  combinaisons intersections, longue sinuosité écrite pour faire phraser les saxophones comme un peloton de tête dans la descente du Galibier, élargissement de leur section à la famille des woodwinds.

Peut-on citer quelques uns de ces très jeunes instrumentistes qui n’en sont encore qu’aux promesses ? On retiendra au moins les noms de l’élégant altiste Noé Moureaux, notamment pour des grâces qui nous ont rappelé, dans Drifting, ce que nous avons aimé chez Johnny Hodges au siècle dernier ; Amir Mahla pour la maturité , l’onirisme, le sens de l’espace, la profondeur du timbre ; Valentine Gerinière pour le(s) timbre(s), un solo plein de surprises et en parfaite écoute d’une rythmique idéalement tonique pour ce répertoire : Michael Vigneron, Louis Haynes, Pierre-Philippe Joly.

L’une des surprises de la soirée qui nous fit oublier la chute brutale de température (alors que l’on commençait à regretter les laines que la canicule nous avait fait oublier à la maison), ce fut une chorale lycéenne qui, du milieu du public, ouvrit le concert du quintette d’Anne Paceo, dans un émouvant élargissement des chœurs constituant l’essentiel thématique du programme “Bright Shadows”. Y alternent deux volets articulés par les tambours de la batteuse. Un son très mat revendiqué – « plus de basse » demande-t-elle à deux reprises, toujours très poliment, au sonorisateur Boris Darley, précisant comme pour s’excuser « J’aime les basses », puis se ravisant plus tard de deux demandes successives de « moins de basse » accompagnées d’un amusé « j’ai dû aller trop loin. » Le réglage de ses peaux se combine ici au basses vigoureuses jouées sur un genre de bass station par Gauthier Toux, et parfois aussi aux motifs que Christophe Panzani tire d’un autre petit clavier, Pierre Perchaud jouant ici la mouche du coche.

Tantôt, ce sont les voix contrastées mais comme sœurs de Florent Mateo et Ann Shirley qui occupent le devant de la scène, avec ou sans paroles, parfois rejointes en chœurs par Anne Paceo et Perchaud, voire le saxophone de Panzani, pour une programme à tendance pop s’apparentant à un message d’humanité aux accents pastoraux, post-industriels, voire transhumanistes, pour lequel ma génération manque de référence. Et là où l’on ira chercher le background d’Anne Paceo parmi “Les Disques de sa vie” (rubrique de notre numéro de mars), avec mes amis à tonsures on désirées et cheveux blancs nous pensions,en écoutant sa batterie, aux vieux disques de Fela avec Tony Allen, ainsi qu’à Ginger Baker, lorsqu’en écoutant ses compositions, venaient à l’esprit les groupes de la dite “école de Canterburry“, références probablement fort datées.

Tantôt, les deux vocalistes s’éclipsent pour laisser la place à de folles chevauchées instrumentales collectives, emmenées tambours battant, par les voltiges électriques de Pierre Perchaud, les grommellements électroniques de Gauthier Toux sur le Fender, le soprano de Christophe Panzani ayant quelque chose de l’élégance du Jan Gabarek des années septantes, lorsque, dans les parties vocales comme instrumentales, il ne contribue pas au groove par un de ténor percussif, parfois passé à la moulinette technoïdes. Le quasi retraité que je suis a alors souvent pensé au Miles Davis des années 1970-1975, là où Anne Paceo a probablement ses références dans des choses plus récentes où Robert Glasper et Chris Dave auraient plus directement leur place .

Retour de la chorale des lycéens d’Angoulême, Poitiers et La Rochefoucauld, où les voix de Florent Mateo et Ann Shirley se sont noyées dans un chaleureux choral, tandis qu’Annie-Claire Alvoët qui illustre ces pages filait déjà afficher les dessins que lui avaient inspiré cette longue journée. Avec tous les talents qui avaient animée le programme du jour, on imagine combien la nuit fut également longue, si l’on songe que l’une des spécificités de Respire jazz, ce sont ses jams nocturnes où s’illustra notamment le trompettiste du big band du CMDL Louis Alleaume. Texte : Franck Bergerot. Dessins:Annie-Claire Alvoët (autres dessins, peintures, gravures à consulter sur son site annie-claire.com). Photo: X.Deher.