Jazz live
Publié le 29 Juin 2019

Respire jazz : un grand bol d’air (I)

Hier, 28 juillet, alors que le Jazzmag de juillet arrivait en kiosque avec son dossier “150 Trio” nous replongeant dans 100 ans d’histoire (et préhistoire), retour à Respire Jazz (Charente, près de Montmoreau), “l’écofestival” de la famille Perchaud (programmé par Pierre, le fils et guitariste), qualificatif d’autant plus effectif que dans la grange de l’abbaye du Puypéroux, le duo Eric Le Lann – Paul Lay et le sextette de Géraud Portal jouaient sans sono.

On ne pouvait cependant pas risquer la lueur des chandelles dans cette salle de concert improvisée où l’on assied le public sur des travées de balles de foin, mais la musique n’exigeait pas ici de grands effets d’éclairage, les instruments livrant leur comptant de pyrotechnie, et la magie du son direct sans sono faisant le reste, dans deux “projets” patrimoniaux, l’un consacré par Géraud Portal à Charles Mingus, l’autre par Eric Le Lann et Paul Lay à Louis Armstrong.

Tard dans la soirée, le trompettiste déplorait cette habitude des programmateurs depuis la fin du siècle dernier de ne plus engager les artistes pour ce qu’ils sont mais sur des titres de projets. « Eric Le Lann Quartet ? Un quartette de jazz, on en a déjà eu un l’an passé. Ah ! Un duo trompette-piano en hommage à Louis Armstrong ! Ça c’est bon coco ! »  Reconnaissant néanmoins le mérite de son producteur Laurent de Wilde (pour son label Gazebo) de lui avoir soumis cette idée d’hommage, Le Lann avouait cependant être stimulé ce nouveau contexte.

En fait, le projet, l’hommage, Louis Armstrong font ici prétexte. Une manière de canaliser l’inspiration : Dinah, Mack The Knife, Tight Like This, Saint James Infirmary… où vient s’intercaler un The Man I love sans rapport direct avec le sujet (la chanson de George Gershwin n’apparaît dans la discographie d’Armstrong qu’à quatre reprises sur des faces live de 1954-1955). On pourrait même dire qu’Armstrong est ici cité à titre, non pas de modèle, mais d’exemple.

Peut-on dire que l’on ne joue pas de la même façon à l’ombre de Louis Armstrong ? Eric Le Lann reste Le Lann, avec tout le respect qu’il a – dans lequel il a grandi – pour Louis Armstrong. C’est en l’écoutant et en en écoutant d’autres qu’il s’est fait ce style qui ne ressemble qu’à lui-même, tel qu’il est dans la vie, sensible et bougon, blasé et émerveillé, phrasant avec une impatience brouillonne et un timbre mal léché, mais chevauchant les barres de mesure avec l’aisance d’une mouette dans la bourrasque qui fait de lui l’un des interlocuteurs préférés de Martial Solal.

Peut-on dire que l’on écoute autrement à l’ombre de Louis Armstrong ? Ça dépendra de chacun, de ce que chacun connaît d’Armstrong, de ce qu’il représente dans l’imaginaire de chacun, et aujourd’hui parfois rien pour les jeunes générations pour qui Le Lann et Lay traçait hier un portrait imaginaire. L’énergie très spéciale qu’ils mettent dans leur version de Dinah ou dans ce “nocturne” par lequel ils introduisent leur reprise de TIght Like This, constitueront peut-être une porte d’entrée vers les versions originales.

Peut-on dire que l’on écoute Paul Lay autrement à l’ombre de Louis Armstrong ? Dans mon cas, c’est certain, la figure d’Earl Hines, le pianiste partenaire d’Armstrong à la fin des années 1920, ne peut pas ne pas s’imposer. Déforme-t-elle mon écoute ? Et peut on dire que Paul Lay joue autrement à l’ombre de Louis Armstrong ? Et donc d’Earl Hines ? Probablement. La passion de l’Histoire a façonné Paul Lay. Et des strates chronologiques qu’il a visitées en remontant très au-delà dans le temps que n’ont coutume de le faire les pianistes de sa génération, il a fait, non pas un mille feuilles, mais une espèce de christmas pudding où les ingrédients, leurs consistances et leurs arômes ont pris le temps de se condenser et s’imprégner les uns les autres.

Et cet amalgame est une manière de rendre hommage à Earl Hines dont on réduit trop souvent le rôle historique à ce que l’on appela le “trumpet piano style” pour désigner l’autonomie prise par sa main droite sur le modèle des lignes mélodiques d’Armstrong, mais qui fit surtout exploser les automatismes et les relations main droite-main gauche du stride dont il était un maître, s’imposant sans s’en douter comme un espèce de figure pré-jarrettienne. Et avec eux, comme avec son comparse, il partage cette précision de la pensée rythmique et cette conviction de l’intention qui font que, dans l’abondance du piano et les flous de la trompette, persiste une grande et séduisante lisibilité musicale.

Le cas de Géraud Portal est différent, dans la mesure où le contrebassiste et son bras droit, l’altiste César Poirier, revendiquent de reprendre à la lettre les compositions et arrangements de Charles Mingus, sachant que la notion de “lettre” chez Mingus est à relativiser si l’on sait qu’il privilégiait la transmission orale pour favoriser la spontanéité et l’énergie du groupe au prix de consignes parfois approximative. Lui-même, Géraud Portal, dans son jeu et dans sa présence scénique poussant parfois le mimétisme assez loin, mais avec suffisamment de force de conviction pour ne jamais nous faire regretter l’original, mais nous faire simplement jubiler de (re)découvrir la grande musique du grand Mingus et mener à bien son projet qui donne titre à l’album de Géraud “Let My Children Her Mingus”.

Dans cette mission, il est admirablement secondé par le tout jeune batteur Lucio Tomasi, incollable dans cette succession de tempos à tiroirs, d’accélérations-décélérations. Avec une front-line où chacun a su glisser sa personnalité dans cette oralité de la musique de Mingus. Il ne sert à rien de penser à Johnny Coles pour apprécier la trompette de Quentin Ghomari, pas plus que d’évoquer Eric Dolphy, Jackie McLean ou John Handy pour goûter le style César Poirier qui sait énergiser les lignes claires de son alto jusqu’au paroxysme.

Ceux qui connaissaient déjà le disque ont eu la surprise de trouver le ténor de Boris Blanchet à la place du baryton de Luigi Grasso qui ancre le projet de Portal dans l’année 1959 marquée par le puissant baryton de Pepper Adams. D’où un léger réaménagement du répertoire où Blanchet s’est glissé avec l’énergie qu’on lui connaît, ses habituelles furies coltraniennes se trouvant détournées vers quelques chose de plus directement lyrique, plus directement bluesy, l’acquis d’années passée dans les formations de Dany Doriz jouant peut-être ici son rôle, avec des grâces presque benwebsteriennes (cette part que Ben Webster doit à Johnny Hodges), le tout porté néanmoins avec une férocité fiévreuse, des admirables contrechants qu’il est souvent amené à opposer au homophonies trompette – alto aux grands solos extatiques.

Et puis, Yonathan Avishai… Un peu défavorisé par l’absence de sono… Pas inaudible, mais un peu lointain, pour moi qui me trouvait placé au coin de scène opposé de celui où il se trouvait. Atypique et donc exigeant de l’oreille un attention plus soutenue parmi ce maelstrom musical, auquel il participe cependant, fidèle au souvenir de Jaki Byard, non pas, là encore, comme modèle, mais comme exemple de singularité. Haitian Fight Song, Orange Was the Color Her Dress, Self Portrait In Three Colors, Prayer For Passive Resistance, Reincarnation Of A Lovebird, Fable Of Faubus, le réjouissant cadavre exquis de Parkeriana… Le public est debout et en redemande alors que l’heure approche où les carrosses se transforment en citrouille.

Alors que je mets ce compte rendu en ligne, l’heure approche où l’on écoutera la conférence sur le choro brésilien par le chanteur-guitariste Rômulo Gonçalves, avec la participation du bassoniste Frank Leblois et la violoniste Veronica Birth Smith (14h). Puis on découvrira le quintette Mélusine soutenu par le dispositif Jazz Migrations (15h30) et le big band du Centre de musiques Didier Lockwood dirigé par Stéphane Guillaume en première partie des Bright Shadows d’Anne Paceo.( La dessinatrice Annie-Claire Alvoët est là, qui illustre ces pages, filant à chaque fin de concert ajouter ses dessins à l’exposition qu’accueille le festival et dont elle partage le lieu avec les guitares du luthier Maurice Dupont. Texte : Franck Bergerot. Dessins:Annie-Claire Alvoët (autres dessins, peintures, gravures à consulter sur son site annie-claire.com)