Jazz live
Publié le 3 Juil 2016

Respire Jazz : Pierre de Bethmann entre chien et Lou

Lou ? Lou Tavano dont le sextette ouvrait hier, 1er juillet, en seconde partie du trio de Pierre de Bethmann, le 8ème Respire Jazz Festival au pied de l’Abbaye du Puypéroux en Sud Charente.

Ceci n'est pas la famille Perchaud

Ceci n’est pas la famille Perchaud.

Résumons : le guitariste Pierre Perchaud, entre autres enseignant au CMDL (Centre de musique Didier Lockwood, donc gros vivier dont le Respire Jazz est en partie vitrine) initié à l’écoute du jazz lorsqu’il était petit par Philippe Vincent, alors (on est dans les années 1980-1990) le plus gros distributeur phonographique de labels de jazz indépendant, lui-même fondateur et producteur du label Ida (Louis Sclavis, Barney Wilen, Enrico Piernanunzi), aujourd’hui collaborateur de Jazz Magazine ; les parents Perchaud, militants de l’agriculture bio, qui soutiennent la vocation de leur fils, jusqu’à organiser ce festival avec une équipe, quasiment une famille, de bénévoles et les moyens modestes et efficaces qui caractérisent cette “éco-manifestation” (buvette et restauration 100% bio, toilettes sèches, promotion du covoiturage pour rejoindre le site en pleine campagne). Modestie des moyens et efficacité du bio font encore sourire à l’heure où les lobbys agro-industriels intimident Bruxelles… À lire absolument, dans le supplément Science du Monde daté mercredi 29 juin, le grand reportage sur le Centre d’études biologiques de Cizé et ses récentes conclusions sur l’inutilité des pesticides et de l’azote. Très instructif… quoique pour les gens informés, rien de totalement surprenant.

Ceci n'est pas Sœur Anne-Marie

Ceci n’est pas Sœur Anne-Marie.

Parenthèses bio fermées (métaphoriquement, laissons les ouvertes et respirons…), encore un mot du site : la Maison familiale rurale du Sud Charente qui s’étend autour de l’Abbaye Saint-Gilles du Puypéroux construite entre les XIe et XIIIe siècles et de son couvent dont on me réserve pour la cinquième année consécutive l’ex-chambre de la mère supérieure. Combien de générations de mères supérieures ont pu s’y succéder depuis sœur Anne-Marie qui installa la congrégation de Notre Dames des anges en 1837 (mais cette chambre n’existait probablement pas) jusqu’à la fermeture du couvent en 1966, sans s’imaginer qu’un jour elles pourraient s’y endormir au son de la jam session qui, à Respire Jazz, s’étire toujours fort tard dans la nuit, voire y partager la couche d’un jazz-critic.

Ceci n’est pas Philippe Vincent.

Trêve de plaisanterie, voici Philippe Vincent, présentateur de ces soirées, qui sonne la cloche, cette année restaurée, et gagne la scène pour annoncer le trio de Pierre de Bethmann et préciser que l’église sera pour la première fois ouverte aux visiteurs pendant la durée du festival. Et comme pour nous y inviter, tandis que le soir tombera sur l’abbaye on en verra les vitraux des absidioles s’éclairer côté cour.

 

 

Pierre de Berthmann (piano), Sylvain Romano (contrebasse), Tony Rabeson (batterie).

Parmi les cris des martinets terminant leur meeting aérien quotidien par un grand final en escadrilles successives, parmi les derniers roucoulements des ramiers, le piano prend un envol prudent, maladroit, comme un grand oiseau s’ébouriffant de son sommeil, par petite notes brèves, piquées, où se dessine progressivement quelque chose entre l’aridité vindicative de Lennie Tristano et les logiques inexorables de Johann Sebastian Bach. Et comme si la burette d’une huile mécanique commençait à goutter sur ces rouages, on verra ceux de la main droite émettre une musique de plus en plus fluide tandis que la gauche grippe encore sur les à-coups de son staccato. Tout ça, citations fugaces et rêves de chapeaux, nous annonce un Monk. Le voici : Thelonious, la plus simplement titrée des compositions de Monk, qui fait entrer la rythmique. La basse d’abord curieusement sonorisée, très en avant, à l’époque des premières cellules et des premiers ampli Polytone (qui a tout lieu de me surprendre chez quelqu’un qu’on a entre autres apprécié pour le soin qu’il apporte à sonorité). Mais la ligne de cette walking bass es

Ces oreilles ne semblent pas être celle de l’auteur de cet article.

t si chantante, élégante qu’on prend goût à cette exagération, que c’est elle qui nous emmène d’abord, et emmène le piano traçant sa route, et que peu à peu – que l’on s’y accoutume ou que l’ingénieur du son, Boris Darley, la fasse rentrer dans le rang sans que l’on s’en aperçoive (ce matin au petit déjeuner, il me précisait qu’il avait fait exactement le contraire, la faisant ressortir tout en l’éclaircissant après l’avoir jugée trop derrière… mais me confie-t-il, peut-être pour soulager ma culpabilité, l’endroit d’où j’écoutais a pu suffire à tromper mon écoute) –, peu à peu donc, notre oreille se déplace au centre de ce trio magnifique où l’on hésite…

 

Qui faut-il écouter ? Cette basse, ce piano qui progressivement diversifie son discours, puis le relance d’un nouveau jeu avec l’espace, en parfaite complicité avec le découpage du temps de Tony Rabeson, qui finement l’émince, le disperse en pluie fine, lui donne un soudain bouillon, le réduit et le mouille selon une secrète recette de l’instant. Lente et irrésistible montée vers l’intensité, et revoici le thème suivi d’un solo de basse qui se défait progressivementdu chapelet régulier de sa walking bass tout en s’appuyant sur les graines blanches, noires et crochues de la partition de Monk. Puis séance de quatre-quatre avec Tony Rabeson…

Ceci n’est pas une chauve souris.

Les mots me manquent, mon carnet de notes est vierge à cet endroit, je dois avoir la mâchoire inférieure qui tombe d’admiration et je n’aimerais pas voir ma photo à cet instant. Peut-être même que je bave un peu…

 

Et voici La Mer (qu’on voit danser… air connu). Dans ma famille, où l’on vénérait Trénet, on dédaignait La Mer. Ça m’est resté, en pire. Mais peu importe… Le jazz et ses vertus sont là pour pourvoir à ces antipathies mélodiques. Le pré-commentaire de Pierre de Bethmann, presque un anti-commentaire, peut-être un

Ceci n'est pas le trio de Pierre de Bethmann

Ceci n’est pas le trio de Pierre de Bethmann.

calembour qui joue peut-être sur le nom de Trenet comme du temps de Bach on savait glisser dans la partition des messages subliminaux, puis l’arrivée inattendue, presque brutale, de l’original… Et le mot original explose en tout sens, tant l’approche harmonique et rythmique du piano, et plus encore, l’approche orchestrale du trio et de son “jouage” (comme disent les musiciens entre eux) contredisent la transparence de la rengaine, lui donne un poids étrange et pénétrant, une profondeur chromatique (en tout cas au sens pictural) que développe ensuite le solo de Sylvain Romano, évoquant quelque sonate pour violoncelle seul (voyez encore de quel côté je regarde) dont la partition serait l’accompagnement qu’improvise Pierre de Bethmann et dont la nerf de l’interprétation viendrait se tendre sur les cymbales de Tony Rabeson. Le solo de contrebasse culmine en une espèce d’illusion de tutti orchestral (sans réel unisson et cependant ces trois âmes musicales à l’unisson) d’où se dégage à son tour le solo de piano, dans une insidieuse inversion des rôles.

Représentants du domaine culturel

Représentants du domaine culturel.

Et je me laisse distraire, regardant soudain plus que je n’écoute, balayant le public du regard… stupéfait par l’attention portée à cette chose si abstraite qu’est pourtant un trio de ce type, yeux fermés, yeux grands ouverts et rivés vers la scène, yeux ailleurs, mais tous saisis par l’intensité de l’écoute qui s’élève autour de moi comme une effluve (et dire que l’on écarte inexorablement du domaine culturel le jazz, et bientôt toute musique instrumentale, au nom de leur caractère “excluant” et au nom de l’audimat auquel on fait porter le faux-nez de la démocratisation) ? Est-ce l’odeur de cette écoute fervente ou l’odeur du foin en bottes sur lesquelles nous sommes assis, légèrement fermenté par l’humidité ambiante (et de plus en plus distrait, me revient une scène de salage dans un fenil bourguignon au moment de la rentrée des foins, sel que j’aidais à répandre tandis que l’on m’expliquait les risques d’incendie spontané si l’on ne prenait pas cette mesure).

Incendie justement, le piano s’est embrasé tandis que je rêvais de fenaison. Pierre de Bethmann se réinvente constamment, l’orchestre lui emboîte le pas, jusqu’au réexposé, dans ses effets de déplacement, de déphasages, qui se fondent en transition vers quelque chose. Quelque chose que je crois connaître, que je m’efforce d’identifier, un peu coupable, une musique de film surement, mais que Pierre de Bethmann désannoncera comme La Sicilienne de Gabriel Fauré. Entre-temps, le crépuscule pose son manteau des souris grise, tandis que la flèche des martinets se fait rare et que l’on commence à guetter la pipistrelle, la sérotine ou le Grand Rinolov, orthographe non garantie, mais ces majuscules et cet orthographe vont bien à cette grande chauve souris aux oreilles et à la barbe blanche de vieux prince russe émigré.

Ceci est un grand rinolophe dit “fer à cheval”

Ceci est un grand rhinolophe dit “fer à cheval”.

Aucune de ces chauve-souris dont je serai bien incapable de distinguer le vol l’une de l’autre, ne se montrera. Peut-être parce que la pluie menaçante est bientôt là. Un grand peuplier qui fait tinter en contrebas la monnaie de sa ramure semble nous l’annoncer sous le vent qui se lève, entrainant de proche en proche le bruissement d’autres arbres plus petits qui se joignent à lui comme par déférence. Seul les grands conifères qui surplombent la scène restent impassibles, comme pour nous faire croire qu’ils descendent de montagne où ils en auraient vu d’autres… Distrait, me voilà soudain rappelé à l’ordre par une citation romantique du piano que je poursuis sans parvenir à l’identifier, laissant à nouveau la musique me distancer jusqu’à cet ostinato où elle nous emmenait et dont le piano torsade l’épicentre. Il en émane la ritournelle initiale, un échange de pédales entre la contrebasse et le piano qui reprend sa valse… 1 2 3 1 2 3, gauche gauche droite gauche gauche droite… tu me tiens serrée, ne me quitte pas, et maintenant à l’envers, à nouveau à l’endroit, l’ivresse de la valse, soudain un chaloupé bluesy, puis des toupies et encore des toupies…

Mais le vent parvient jusqu’à nous, portant quelques gouttelettes. Pleuvra ? Pleuvra pas ? Continuera, continuera pas. La régie s’agite, on dresse une tente côté jardin dans l’éventualité d’avoir à couvrir le piano. Mais Pierre de Bethmann entame imperturbable Beautiful Love, ou plutôt tourne autour, puis le dévoile mais en jouant sur les tonalités. Quand on aime d’un Beautiful Love, ne doit-on par le clamer sur tous les tons ? Pas l’habituel épanchement que suscite souvent ce thème, mais une exultation et une nouvelle ivresse, dans un crescendo dont Tony Rabeson commande les paliers et tandis que la pluie s’annonce plus précisément par une fine brumisation, nouvelle ivresse impaire de Pierre de Bethmann qui s’accroche à la scène : Indifférence ici valsé à 5 temps, prolongé d’une coda qui tente de conjurer la pluie… En vain. Il faut remballer, plus exactement emballer dans l’espoir de déballer, un espoir hélas vite dissipé.

Hélas très relatif. Dissipé ? Pas le public en tout cas qui se rassemble à la buvette. Et bien que la pluie cesse, la régie préfère adapter une petite sono (deux micros et deux haut-parleurs de la taille d’une boîte de chaussures pour enfant) aux exigences du sextette de Lou Tavano sous le petit préau tuilé qui donne la buvette tout à la fois des allures d’abreuvoir voire de lavoir, et qui abrite les jam sessions d’après concert. Si j’ai annoté dans mon carnet de notes le concert de Pierre de Bethmann, avec une “précision” qui aurait aimé rivaliser avec la précision du greffier, ou avec le sens du détail des croquis dont Annie-Clarie Alvoët accompagne les comptes rendus de Jean-François Mondot dans ces pages, j’ai plus souvent l’habitude de griffonner, sur ce qui traîne dans mes poches, tickets de caisse, mouchoirs, coin de page resté libre de mon agenda, quelques substantifs, verbes ou qualificatifs jetés à la volée qui s’avèreront illisibles à l’heure de rédiger. La convivialité confuse qui règne alors que Lou Tavano est annoncée m’incite à oublier mon carnet et à me laisser porter par le charme du moment les mains libres.

Lou Tavano Sextet : Lou Tavano (chant), Quentin Ghomari (trompette), Maxime Berton (saxes soprano et ténor), Alexandre Perrot (contrebasse), Ariel Tessier (batterie).

1603 903

Ceci n’est pas Lou Tavano. C’est Lou… © Nathalie Hureau

Car, si les conditions ne sont pas idéales, il y a bien un charme du moment que j’ai apprécié pour cette première écoute en directe de Lou Tavano. Voilà plusieurs années que je me promettais d’aller l’écouter. Au premier abord, elle avait tout pour me déplaire. Sans détailler ce tout agaçant, il me faut préciser que les vidéos de ses concerts au Duc des Lombards que l’on peut apercevoir sur le net m’intriguèrent d’emblée. Un premier petit disque en autoproduction encourageait ma curiosité. “For You” qu’elle considère comme son premier véritable disque, paru chez Act, condamnait ma paresse coupable et persistante… et la voici, visage de poupée, silhouette de diva, une préciosité que l’on pourrait prendre pour du maniérisme, pour l’heure ses hauts talons trébuchant sur la dalle inégale du préau où son orchestre prend place… Ça pourrait ressembler aux préparatifs d’un concert de fête de la musique ou de bal de fête votive à petit budget et pourtant flotte une décontraction, un humour, une facilité, une grâce qui n’est pas seulement sienne, mais celle de tout son orchestre, de tout son programme, et trahit pas mal d’heures de vol et un vrai professionnalisme.

Ceci n'est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Ceci n’est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Et c’est pourquoi j’apprécie tout particulièrement de la découvrir en ce moment de délicieuse confusion, et de constater la façon dont Lou Tavano ET le Lou Tavano Sextet entrent soudain dans leur sujet devant ce public agglutiné au sol à leurs pieds. Sans note, je ne détaillerai pas son répertoire, original (même s’il cite ici Afro Blue et reprend là La Javanaise). Je retiendrai cette belle voix médium, qui ne force pas ses graves et sait s’envoler vers l’aigu, retenant d’influences soul et country que ce qu’elle peut en assumer, avec un goût indéfectible, avec un égal talent de “diseuse ” et une égale appétence pour la tradition germanopratine, cette précision du geste, de l’intonation, de l’interprétation qu’elle partage avec le sens du détail de son orchestre, cette facilité de passer d’une langue à l’autre (du français au balinais, en dépit d’une prédominance de l’anglais), cette présence scénique, assumant son personnage non sans recul, non sans humour, assumant son statut de chanteuse avec ce que cela comporte de rapport au théâtre et à la littérature, cette relation chaleureuse au public, sans démagogie, avec une distance très juste qui n’appartient qu’à elle, ce sens du show, sans en faire un cache misère. La situation d’hier montre en effet qu’elle n’a rien a cacher, qu’elle fait corps avec ses musiciens, parce qu’elle est elle-même musicienne, ce bonheur d’être ensemble, de sonner ensemble, qu’elle partage avec eux. Et il faut dire qu’elle est servie, dans tous les sens du terme, Maxime Berton la suivant comme son ombre, Quentin Ghomari remplaçant même comme s’il avait toujours été là, Alexandre Perrot révélant des trésors de profondeur dans un soudain duo avec la chanteuse, ailleurs main dans la main avec un Ariel Tessier constamment musical, Alexey Asantcheef, le complice au quotidien de Lou Tavano, veillant au grain du bout de ses doigts assignés pour ce soir au Rhodes. Non, vraiment, regagnant la couche de la mère supérieure alors que la jam s’éternisait sur un riff des Meters, je me disais qu’en cet inconfort qui l’aurait voulu fragiliser, Lou Tavano avait été forte et singulièrement touchante.

Tout à l’heure, ce 2 juillet, la fête reprendra. À 15h : rencontre avec Pierre de Bethmann sur le thème “être musicien aujourd’hui”. 16h30 : Malna 5tet du CDML qui animera la jam du soir, puis la chanteuse et harpiste Laura Perrudin, à 21h Bojan Z et Julien Lourau, puis The Watershed (Christophe Panzani, Pierre Perchaud, Tony Paeleman et Karl Jannuska). • Franck Bergerot|Lou ? Lou Tavano dont le sextette ouvrait hier, 1er juillet, en seconde partie du trio de Pierre de Bethmann, le 8ème Respire Jazz Festival au pied de l’Abbaye du Puypéroux en Sud Charente.

Ceci n'est pas la famille Perchaud

Ceci n’est pas la famille Perchaud.

Résumons : le guitariste Pierre Perchaud, entre autres enseignant au CMDL (Centre de musique Didier Lockwood, donc gros vivier dont le Respire Jazz est en partie vitrine) initié à l’écoute du jazz lorsqu’il était petit par Philippe Vincent, alors (on est dans les années 1980-1990) le plus gros distributeur phonographique de labels de jazz indépendant, lui-même fondateur et producteur du label Ida (Louis Sclavis, Barney Wilen, Enrico Piernanunzi), aujourd’hui collaborateur de Jazz Magazine ; les parents Perchaud, militants de l’agriculture bio, qui soutiennent la vocation de leur fils, jusqu’à organiser ce festival avec une équipe, quasiment une famille, de bénévoles et les moyens modestes et efficaces qui caractérisent cette “éco-manifestation” (buvette et restauration 100% bio, toilettes sèches, promotion du covoiturage pour rejoindre le site en pleine campagne). Modestie des moyens et efficacité du bio font encore sourire à l’heure où les lobbys agro-industriels intimident Bruxelles… À lire absolument, dans le supplément Science du Monde daté mercredi 29 juin, le grand reportage sur le Centre d’études biologiques de Cizé et ses récentes conclusions sur l’inutilité des pesticides et de l’azote. Très instructif… quoique pour les gens informés, rien de totalement surprenant.

Ceci n'est pas Sœur Anne-Marie

Ceci n’est pas Sœur Anne-Marie.

Parenthèses bio fermées (métaphoriquement, laissons les ouvertes et respirons…), encore un mot du site : la Maison familiale rurale du Sud Charente qui s’étend autour de l’Abbaye Saint-Gilles du Puypéroux construite entre les XIe et XIIIe siècles et de son couvent dont on me réserve pour la cinquième année consécutive l’ex-chambre de la mère supérieure. Combien de générations de mères supérieures ont pu s’y succéder depuis sœur Anne-Marie qui installa la congrégation de Notre Dames des anges en 1837 (mais cette chambre n’existait probablement pas) jusqu’à la fermeture du couvent en 1966, sans s’imaginer qu’un jour elles pourraient s’y endormir au son de la jam session qui, à Respire Jazz, s’étire toujours fort tard dans la nuit, voire y partager la couche d’un jazz-critic.

Ceci n’est pas Philippe Vincent.

Trêve de plaisanterie, voici Philippe Vincent, présentateur de ces soirées, qui sonne la cloche, cette année restaurée, et gagne la scène pour annoncer le trio de Pierre de Bethmann et préciser que l’église sera pour la première fois ouverte aux visiteurs pendant la durée du festival. Et comme pour nous y inviter, tandis que le soir tombera sur l’abbaye on en verra les vitraux des absidioles s’éclairer côté cour.

 

 

Pierre de Berthmann (piano), Sylvain Romano (contrebasse), Tony Rabeson (batterie).

Parmi les cris des martinets terminant leur meeting aérien quotidien par un grand final en escadrilles successives, parmi les derniers roucoulements des ramiers, le piano prend un envol prudent, maladroit, comme un grand oiseau s’ébouriffant de son sommeil, par petite notes brèves, piquées, où se dessine progressivement quelque chose entre l’aridité vindicative de Lennie Tristano et les logiques inexorables de Johann Sebastian Bach. Et comme si la burette d’une huile mécanique commençait à goutter sur ces rouages, on verra ceux de la main droite émettre une musique de plus en plus fluide tandis que la gauche grippe encore sur les à-coups de son staccato. Tout ça, citations fugaces et rêves de chapeaux, nous annonce un Monk. Le voici : Thelonious, la plus simplement titrée des compositions de Monk, qui fait entrer la rythmique. La basse d’abord curieusement sonorisée, très en avant, à l’époque des premières cellules et des premiers ampli Polytone (qui a tout lieu de me surprendre chez quelqu’un qu’on a entre autres apprécié pour le soin qu’il apporte à sonorité). Mais la ligne de cette walking bass es

Ces oreilles ne semblent pas être celle de l’auteur de cet article.

t si chantante, élégante qu’on prend goût à cette exagération, que c’est elle qui nous emmène d’abord, et emmène le piano traçant sa route, et que peu à peu – que l’on s’y accoutume ou que l’ingénieur du son, Boris Darley, la fasse rentrer dans le rang sans que l’on s’en aperçoive (ce matin au petit déjeuner, il me précisait qu’il avait fait exactement le contraire, la faisant ressortir tout en l’éclaircissant après l’avoir jugée trop derrière… mais me confie-t-il, peut-être pour soulager ma culpabilité, l’endroit d’où j’écoutais a pu suffire à tromper mon écoute) –, peu à peu donc, notre oreille se déplace au centre de ce trio magnifique où l’on hésite…

 

Qui faut-il écouter ? Cette basse, ce piano qui progressivement diversifie son discours, puis le relance d’un nouveau jeu avec l’espace, en parfaite complicité avec le découpage du temps de Tony Rabeson, qui finement l’émince, le disperse en pluie fine, lui donne un soudain bouillon, le réduit et le mouille selon une secrète recette de l’instant. Lente et irrésistible montée vers l’intensité, et revoici le thème suivi d’un solo de basse qui se défait progressivementdu chapelet régulier de sa walking bass tout en s’appuyant sur les graines blanches, noires et crochues de la partition de Monk. Puis séance de quatre-quatre avec Tony Rabeson…

Ceci n’est pas une chauve souris.

Les mots me manquent, mon carnet de notes est vierge à cet endroit, je dois avoir la mâchoire inférieure qui tombe d’admiration et je n’aimerais pas voir ma photo à cet instant. Peut-être même que je bave un peu…

 

Et voici La Mer (qu’on voit danser… air connu). Dans ma famille, où l’on vénérait Trénet, on dédaignait La Mer. Ça m’est resté, en pire. Mais peu importe… Le jazz et ses vertus sont là pour pourvoir à ces antipathies mélodiques. Le pré-commentaire de Pierre de Bethmann, presque un anti-commentaire, peut-être un

Ceci n'est pas le trio de Pierre de Bethmann

Ceci n’est pas le trio de Pierre de Bethmann.

calembour qui joue peut-être sur le nom de Trenet comme du temps de Bach on savait glisser dans la partition des messages subliminaux, puis l’arrivée inattendue, presque brutale, de l’original… Et le mot original explose en tout sens, tant l’approche harmonique et rythmique du piano, et plus encore, l’approche orchestrale du trio et de son “jouage” (comme disent les musiciens entre eux) contredisent la transparence de la rengaine, lui donne un poids étrange et pénétrant, une profondeur chromatique (en tout cas au sens pictural) que développe ensuite le solo de Sylvain Romano, évoquant quelque sonate pour violoncelle seul (voyez encore de quel côté je regarde) dont la partition serait l’accompagnement qu’improvise Pierre de Bethmann et dont la nerf de l’interprétation viendrait se tendre sur les cymbales de Tony Rabeson. Le solo de contrebasse culmine en une espèce d’illusion de tutti orchestral (sans réel unisson et cependant ces trois âmes musicales à l’unisson) d’où se dégage à son tour le solo de piano, dans une insidieuse inversion des rôles.

Représentants du domaine culturel

Représentants du domaine culturel.

Et je me laisse distraire, regardant soudain plus que je n’écoute, balayant le public du regard… stupéfait par l’attention portée à cette chose si abstraite qu’est pourtant un trio de ce type, yeux fermés, yeux grands ouverts et rivés vers la scène, yeux ailleurs, mais tous saisis par l’intensité de l’écoute qui s’élève autour de moi comme une effluve (et dire que l’on écarte inexorablement du domaine culturel le jazz, et bientôt toute musique instrumentale, au nom de leur caractère “excluant” et au nom de l’audimat auquel on fait porter le faux-nez de la démocratisation) ? Est-ce l’odeur de cette écoute fervente ou l’odeur du foin en bottes sur lesquelles nous sommes assis, légèrement fermenté par l’humidité ambiante (et de plus en plus distrait, me revient une scène de salage dans un fenil bourguignon au moment de la rentrée des foins, sel que j’aidais à répandre tandis que l’on m’expliquait les risques d’incendie spontané si l’on ne prenait pas cette mesure).

Incendie justement, le piano s’est embrasé tandis que je rêvais de fenaison. Pierre de Bethmann se réinvente constamment, l’orchestre lui emboîte le pas, jusqu’au réexposé, dans ses effets de déplacement, de déphasages, qui se fondent en transition vers quelque chose. Quelque chose que je crois connaître, que je m’efforce d’identifier, un peu coupable, une musique de film surement, mais que Pierre de Bethmann désannoncera comme La Sicilienne de Gabriel Fauré. Entre-temps, le crépuscule pose son manteau des souris grise, tandis que la flèche des martinets se fait rare et que l’on commence à guetter la pipistrelle, la sérotine ou le Grand Rinolov, orthographe non garantie, mais ces majuscules et cet orthographe vont bien à cette grande chauve souris aux oreilles et à la barbe blanche de vieux prince russe émigré.

Ceci est un grand rinolophe dit “fer à cheval”

Ceci est un grand rhinolophe dit “fer à cheval”.

Aucune de ces chauve-souris dont je serai bien incapable de distinguer le vol l’une de l’autre, ne se montrera. Peut-être parce que la pluie menaçante est bientôt là. Un grand peuplier qui fait tinter en contrebas la monnaie de sa ramure semble nous l’annoncer sous le vent qui se lève, entrainant de proche en proche le bruissement d’autres arbres plus petits qui se joignent à lui comme par déférence. Seul les grands conifères qui surplombent la scène restent impassibles, comme pour nous faire croire qu’ils descendent de montagne où ils en auraient vu d’autres… Distrait, me voilà soudain rappelé à l’ordre par une citation romantique du piano que je poursuis sans parvenir à l’identifier, laissant à nouveau la musique me distancer jusqu’à cet ostinato où elle nous emmenait et dont le piano torsade l’épicentre. Il en émane la ritournelle initiale, un échange de pédales entre la contrebasse et le piano qui reprend sa valse… 1 2 3 1 2 3, gauche gauche droite gauche gauche droite… tu me tiens serrée, ne me quitte pas, et maintenant à l’envers, à nouveau à l’endroit, l’ivresse de la valse, soudain un chaloupé bluesy, puis des toupies et encore des toupies…

Mais le vent parvient jusqu’à nous, portant quelques gouttelettes. Pleuvra ? Pleuvra pas ? Continuera, continuera pas. La régie s’agite, on dresse une tente côté jardin dans l’éventualité d’avoir à couvrir le piano. Mais Pierre de Bethmann entame imperturbable Beautiful Love, ou plutôt tourne autour, puis le dévoile mais en jouant sur les tonalités. Quand on aime d’un Beautiful Love, ne doit-on par le clamer sur tous les tons ? Pas l’habituel épanchement que suscite souvent ce thème, mais une exultation et une nouvelle ivresse, dans un crescendo dont Tony Rabeson commande les paliers et tandis que la pluie s’annonce plus précisément par une fine brumisation, nouvelle ivresse impaire de Pierre de Bethmann qui s’accroche à la scène : Indifférence ici valsé à 5 temps, prolongé d’une coda qui tente de conjurer la pluie… En vain. Il faut remballer, plus exactement emballer dans l’espoir de déballer, un espoir hélas vite dissipé.

Hélas très relatif. Dissipé ? Pas le public en tout cas qui se rassemble à la buvette. Et bien que la pluie cesse, la régie préfère adapter une petite sono (deux micros et deux haut-parleurs de la taille d’une boîte de chaussures pour enfant) aux exigences du sextette de Lou Tavano sous le petit préau tuilé qui donne la buvette tout à la fois des allures d’abreuvoir voire de lavoir, et qui abrite les jam sessions d’après concert. Si j’ai annoté dans mon carnet de notes le concert de Pierre de Bethmann, avec une “précision” qui aurait aimé rivaliser avec la précision du greffier, ou avec le sens du détail des croquis dont Annie-Clarie Alvoët accompagne les comptes rendus de Jean-François Mondot dans ces pages, j’ai plus souvent l’habitude de griffonner, sur ce qui traîne dans mes poches, tickets de caisse, mouchoirs, coin de page resté libre de mon agenda, quelques substantifs, verbes ou qualificatifs jetés à la volée qui s’avèreront illisibles à l’heure de rédiger. La convivialité confuse qui règne alors que Lou Tavano est annoncée m’incite à oublier mon carnet et à me laisser porter par le charme du moment les mains libres.

Lou Tavano Sextet : Lou Tavano (chant), Quentin Ghomari (trompette), Maxime Berton (saxes soprano et ténor), Alexandre Perrot (contrebasse), Ariel Tessier (batterie).

1603 903

Ceci n’est pas Lou Tavano. C’est Lou… © Nathalie Hureau

Car, si les conditions ne sont pas idéales, il y a bien un charme du moment que j’ai apprécié pour cette première écoute en directe de Lou Tavano. Voilà plusieurs années que je me promettais d’aller l’écouter. Au premier abord, elle avait tout pour me déplaire. Sans détailler ce tout agaçant, il me faut préciser que les vidéos de ses concerts au Duc des Lombards que l’on peut apercevoir sur le net m’intriguèrent d’emblée. Un premier petit disque en autoproduction encourageait ma curiosité. “For You” qu’elle considère comme son premier véritable disque, paru chez Act, condamnait ma paresse coupable et persistante… et la voici, visage de poupée, silhouette de diva, une préciosité que l’on pourrait prendre pour du maniérisme, pour l’heure ses hauts talons trébuchant sur la dalle inégale du préau où son orchestre prend place… Ça pourrait ressembler aux préparatifs d’un concert de fête de la musique ou de bal de fête votive à petit budget et pourtant flotte une décontraction, un humour, une facilité, une grâce qui n’est pas seulement sienne, mais celle de tout son orchestre, de tout son programme, et trahit pas mal d’heures de vol et un vrai professionnalisme.

Ceci n'est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Ceci n’est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Et c’est pourquoi j’apprécie tout particulièrement de la découvrir en ce moment de délicieuse confusion, et de constater la façon dont Lou Tavano ET le Lou Tavano Sextet entrent soudain dans leur sujet devant ce public agglutiné au sol à leurs pieds. Sans note, je ne détaillerai pas son répertoire, original (même s’il cite ici Afro Blue et reprend là La Javanaise). Je retiendrai cette belle voix médium, qui ne force pas ses graves et sait s’envoler vers l’aigu, retenant d’influences soul et country que ce qu’elle peut en assumer, avec un goût indéfectible, avec un égal talent de “diseuse ” et une égale appétence pour la tradition germanopratine, cette précision du geste, de l’intonation, de l’interprétation qu’elle partage avec le sens du détail de son orchestre, cette facilité de passer d’une langue à l’autre (du français au balinais, en dépit d’une prédominance de l’anglais), cette présence scénique, assumant son personnage non sans recul, non sans humour, assumant son statut de chanteuse avec ce que cela comporte de rapport au théâtre et à la littérature, cette relation chaleureuse au public, sans démagogie, avec une distance très juste qui n’appartient qu’à elle, ce sens du show, sans en faire un cache misère. La situation d’hier montre en effet qu’elle n’a rien a cacher, qu’elle fait corps avec ses musiciens, parce qu’elle est elle-même musicienne, ce bonheur d’être ensemble, de sonner ensemble, qu’elle partage avec eux. Et il faut dire qu’elle est servie, dans tous les sens du terme, Maxime Berton la suivant comme son ombre, Quentin Ghomari remplaçant même comme s’il avait toujours été là, Alexandre Perrot révélant des trésors de profondeur dans un soudain duo avec la chanteuse, ailleurs main dans la main avec un Ariel Tessier constamment musical, Alexey Asantcheef, le complice au quotidien de Lou Tavano, veillant au grain du bout de ses doigts assignés pour ce soir au Rhodes. Non, vraiment, regagnant la couche de la mère supérieure alors que la jam s’éternisait sur un riff des Meters, je me disais qu’en cet inconfort qui l’aurait voulu fragiliser, Lou Tavano avait été forte et singulièrement touchante.

Tout à l’heure, ce 2 juillet, la fête reprendra. À 15h : rencontre avec Pierre de Bethmann sur le thème “être musicien aujourd’hui”. 16h30 : Malna 5tet du CDML qui animera la jam du soir, puis la chanteuse et harpiste Laura Perrudin, à 21h Bojan Z et Julien Lourau, puis The Watershed (Christophe Panzani, Pierre Perchaud, Tony Paeleman et Karl Jannuska). • Franck Bergerot|Lou ? Lou Tavano dont le sextette ouvrait hier, 1er juillet, en seconde partie du trio de Pierre de Bethmann, le 8ème Respire Jazz Festival au pied de l’Abbaye du Puypéroux en Sud Charente.

Ceci n'est pas la famille Perchaud

Ceci n’est pas la famille Perchaud.

Résumons : le guitariste Pierre Perchaud, entre autres enseignant au CMDL (Centre de musique Didier Lockwood, donc gros vivier dont le Respire Jazz est en partie vitrine) initié à l’écoute du jazz lorsqu’il était petit par Philippe Vincent, alors (on est dans les années 1980-1990) le plus gros distributeur phonographique de labels de jazz indépendant, lui-même fondateur et producteur du label Ida (Louis Sclavis, Barney Wilen, Enrico Piernanunzi), aujourd’hui collaborateur de Jazz Magazine ; les parents Perchaud, militants de l’agriculture bio, qui soutiennent la vocation de leur fils, jusqu’à organiser ce festival avec une équipe, quasiment une famille, de bénévoles et les moyens modestes et efficaces qui caractérisent cette “éco-manifestation” (buvette et restauration 100% bio, toilettes sèches, promotion du covoiturage pour rejoindre le site en pleine campagne). Modestie des moyens et efficacité du bio font encore sourire à l’heure où les lobbys agro-industriels intimident Bruxelles… À lire absolument, dans le supplément Science du Monde daté mercredi 29 juin, le grand reportage sur le Centre d’études biologiques de Cizé et ses récentes conclusions sur l’inutilité des pesticides et de l’azote. Très instructif… quoique pour les gens informés, rien de totalement surprenant.

Ceci n'est pas Sœur Anne-Marie

Ceci n’est pas Sœur Anne-Marie.

Parenthèses bio fermées (métaphoriquement, laissons les ouvertes et respirons…), encore un mot du site : la Maison familiale rurale du Sud Charente qui s’étend autour de l’Abbaye Saint-Gilles du Puypéroux construite entre les XIe et XIIIe siècles et de son couvent dont on me réserve pour la cinquième année consécutive l’ex-chambre de la mère supérieure. Combien de générations de mères supérieures ont pu s’y succéder depuis sœur Anne-Marie qui installa la congrégation de Notre Dames des anges en 1837 (mais cette chambre n’existait probablement pas) jusqu’à la fermeture du couvent en 1966, sans s’imaginer qu’un jour elles pourraient s’y endormir au son de la jam session qui, à Respire Jazz, s’étire toujours fort tard dans la nuit, voire y partager la couche d’un jazz-critic.

Ceci n’est pas Philippe Vincent.

Trêve de plaisanterie, voici Philippe Vincent, présentateur de ces soirées, qui sonne la cloche, cette année restaurée, et gagne la scène pour annoncer le trio de Pierre de Bethmann et préciser que l’église sera pour la première fois ouverte aux visiteurs pendant la durée du festival. Et comme pour nous y inviter, tandis que le soir tombera sur l’abbaye on en verra les vitraux des absidioles s’éclairer côté cour.

 

 

Pierre de Berthmann (piano), Sylvain Romano (contrebasse), Tony Rabeson (batterie).

Parmi les cris des martinets terminant leur meeting aérien quotidien par un grand final en escadrilles successives, parmi les derniers roucoulements des ramiers, le piano prend un envol prudent, maladroit, comme un grand oiseau s’ébouriffant de son sommeil, par petite notes brèves, piquées, où se dessine progressivement quelque chose entre l’aridité vindicative de Lennie Tristano et les logiques inexorables de Johann Sebastian Bach. Et comme si la burette d’une huile mécanique commençait à goutter sur ces rouages, on verra ceux de la main droite émettre une musique de plus en plus fluide tandis que la gauche grippe encore sur les à-coups de son staccato. Tout ça, citations fugaces et rêves de chapeaux, nous annonce un Monk. Le voici : Thelonious, la plus simplement titrée des compositions de Monk, qui fait entrer la rythmique. La basse d’abord curieusement sonorisée, très en avant, à l’époque des premières cellules et des premiers ampli Polytone (qui a tout lieu de me surprendre chez quelqu’un qu’on a entre autres apprécié pour le soin qu’il apporte à sonorité). Mais la ligne de cette walking bass es

Ces oreilles ne semblent pas être celle de l’auteur de cet article.

t si chantante, élégante qu’on prend goût à cette exagération, que c’est elle qui nous emmène d’abord, et emmène le piano traçant sa route, et que peu à peu – que l’on s’y accoutume ou que l’ingénieur du son, Boris Darley, la fasse rentrer dans le rang sans que l’on s’en aperçoive (ce matin au petit déjeuner, il me précisait qu’il avait fait exactement le contraire, la faisant ressortir tout en l’éclaircissant après l’avoir jugée trop derrière… mais me confie-t-il, peut-être pour soulager ma culpabilité, l’endroit d’où j’écoutais a pu suffire à tromper mon écoute) –, peu à peu donc, notre oreille se déplace au centre de ce trio magnifique où l’on hésite…

 

Qui faut-il écouter ? Cette basse, ce piano qui progressivement diversifie son discours, puis le relance d’un nouveau jeu avec l’espace, en parfaite complicité avec le découpage du temps de Tony Rabeson, qui finement l’émince, le disperse en pluie fine, lui donne un soudain bouillon, le réduit et le mouille selon une secrète recette de l’instant. Lente et irrésistible montée vers l’intensité, et revoici le thème suivi d’un solo de basse qui se défait progressivementdu chapelet régulier de sa walking bass tout en s’appuyant sur les graines blanches, noires et crochues de la partition de Monk. Puis séance de quatre-quatre avec Tony Rabeson…

Ceci n’est pas une chauve souris.

Les mots me manquent, mon carnet de notes est vierge à cet endroit, je dois avoir la mâchoire inférieure qui tombe d’admiration et je n’aimerais pas voir ma photo à cet instant. Peut-être même que je bave un peu…

 

Et voici La Mer (qu’on voit danser… air connu). Dans ma famille, où l’on vénérait Trénet, on dédaignait La Mer. Ça m’est resté, en pire. Mais peu importe… Le jazz et ses vertus sont là pour pourvoir à ces antipathies mélodiques. Le pré-commentaire de Pierre de Bethmann, presque un anti-commentaire, peut-être un

Ceci n'est pas le trio de Pierre de Bethmann

Ceci n’est pas le trio de Pierre de Bethmann.

calembour qui joue peut-être sur le nom de Trenet comme du temps de Bach on savait glisser dans la partition des messages subliminaux, puis l’arrivée inattendue, presque brutale, de l’original… Et le mot original explose en tout sens, tant l’approche harmonique et rythmique du piano, et plus encore, l’approche orchestrale du trio et de son “jouage” (comme disent les musiciens entre eux) contredisent la transparence de la rengaine, lui donne un poids étrange et pénétrant, une profondeur chromatique (en tout cas au sens pictural) que développe ensuite le solo de Sylvain Romano, évoquant quelque sonate pour violoncelle seul (voyez encore de quel côté je regarde) dont la partition serait l’accompagnement qu’improvise Pierre de Bethmann et dont la nerf de l’interprétation viendrait se tendre sur les cymbales de Tony Rabeson. Le solo de contrebasse culmine en une espèce d’illusion de tutti orchestral (sans réel unisson et cependant ces trois âmes musicales à l’unisson) d’où se dégage à son tour le solo de piano, dans une insidieuse inversion des rôles.

Représentants du domaine culturel

Représentants du domaine culturel.

Et je me laisse distraire, regardant soudain plus que je n’écoute, balayant le public du regard… stupéfait par l’attention portée à cette chose si abstraite qu’est pourtant un trio de ce type, yeux fermés, yeux grands ouverts et rivés vers la scène, yeux ailleurs, mais tous saisis par l’intensité de l’écoute qui s’élève autour de moi comme une effluve (et dire que l’on écarte inexorablement du domaine culturel le jazz, et bientôt toute musique instrumentale, au nom de leur caractère “excluant” et au nom de l’audimat auquel on fait porter le faux-nez de la démocratisation) ? Est-ce l’odeur de cette écoute fervente ou l’odeur du foin en bottes sur lesquelles nous sommes assis, légèrement fermenté par l’humidité ambiante (et de plus en plus distrait, me revient une scène de salage dans un fenil bourguignon au moment de la rentrée des foins, sel que j’aidais à répandre tandis que l’on m’expliquait les risques d’incendie spontané si l’on ne prenait pas cette mesure).

Incendie justement, le piano s’est embrasé tandis que je rêvais de fenaison. Pierre de Bethmann se réinvente constamment, l’orchestre lui emboîte le pas, jusqu’au réexposé, dans ses effets de déplacement, de déphasages, qui se fondent en transition vers quelque chose. Quelque chose que je crois connaître, que je m’efforce d’identifier, un peu coupable, une musique de film surement, mais que Pierre de Bethmann désannoncera comme La Sicilienne de Gabriel Fauré. Entre-temps, le crépuscule pose son manteau des souris grise, tandis que la flèche des martinets se fait rare et que l’on commence à guetter la pipistrelle, la sérotine ou le Grand Rinolov, orthographe non garantie, mais ces majuscules et cet orthographe vont bien à cette grande chauve souris aux oreilles et à la barbe blanche de vieux prince russe émigré.

Ceci est un grand rinolophe dit “fer à cheval”

Ceci est un grand rhinolophe dit “fer à cheval”.

Aucune de ces chauve-souris dont je serai bien incapable de distinguer le vol l’une de l’autre, ne se montrera. Peut-être parce que la pluie menaçante est bientôt là. Un grand peuplier qui fait tinter en contrebas la monnaie de sa ramure semble nous l’annoncer sous le vent qui se lève, entrainant de proche en proche le bruissement d’autres arbres plus petits qui se joignent à lui comme par déférence. Seul les grands conifères qui surplombent la scène restent impassibles, comme pour nous faire croire qu’ils descendent de montagne où ils en auraient vu d’autres… Distrait, me voilà soudain rappelé à l’ordre par une citation romantique du piano que je poursuis sans parvenir à l’identifier, laissant à nouveau la musique me distancer jusqu’à cet ostinato où elle nous emmenait et dont le piano torsade l’épicentre. Il en émane la ritournelle initiale, un échange de pédales entre la contrebasse et le piano qui reprend sa valse… 1 2 3 1 2 3, gauche gauche droite gauche gauche droite… tu me tiens serrée, ne me quitte pas, et maintenant à l’envers, à nouveau à l’endroit, l’ivresse de la valse, soudain un chaloupé bluesy, puis des toupies et encore des toupies…

Mais le vent parvient jusqu’à nous, portant quelques gouttelettes. Pleuvra ? Pleuvra pas ? Continuera, continuera pas. La régie s’agite, on dresse une tente côté jardin dans l’éventualité d’avoir à couvrir le piano. Mais Pierre de Bethmann entame imperturbable Beautiful Love, ou plutôt tourne autour, puis le dévoile mais en jouant sur les tonalités. Quand on aime d’un Beautiful Love, ne doit-on par le clamer sur tous les tons ? Pas l’habituel épanchement que suscite souvent ce thème, mais une exultation et une nouvelle ivresse, dans un crescendo dont Tony Rabeson commande les paliers et tandis que la pluie s’annonce plus précisément par une fine brumisation, nouvelle ivresse impaire de Pierre de Bethmann qui s’accroche à la scène : Indifférence ici valsé à 5 temps, prolongé d’une coda qui tente de conjurer la pluie… En vain. Il faut remballer, plus exactement emballer dans l’espoir de déballer, un espoir hélas vite dissipé.

Hélas très relatif. Dissipé ? Pas le public en tout cas qui se rassemble à la buvette. Et bien que la pluie cesse, la régie préfère adapter une petite sono (deux micros et deux haut-parleurs de la taille d’une boîte de chaussures pour enfant) aux exigences du sextette de Lou Tavano sous le petit préau tuilé qui donne la buvette tout à la fois des allures d’abreuvoir voire de lavoir, et qui abrite les jam sessions d’après concert. Si j’ai annoté dans mon carnet de notes le concert de Pierre de Bethmann, avec une “précision” qui aurait aimé rivaliser avec la précision du greffier, ou avec le sens du détail des croquis dont Annie-Clarie Alvoët accompagne les comptes rendus de Jean-François Mondot dans ces pages, j’ai plus souvent l’habitude de griffonner, sur ce qui traîne dans mes poches, tickets de caisse, mouchoirs, coin de page resté libre de mon agenda, quelques substantifs, verbes ou qualificatifs jetés à la volée qui s’avèreront illisibles à l’heure de rédiger. La convivialité confuse qui règne alors que Lou Tavano est annoncée m’incite à oublier mon carnet et à me laisser porter par le charme du moment les mains libres.

Lou Tavano Sextet : Lou Tavano (chant), Quentin Ghomari (trompette), Maxime Berton (saxes soprano et ténor), Alexandre Perrot (contrebasse), Ariel Tessier (batterie).

1603 903

Ceci n’est pas Lou Tavano. C’est Lou… © Nathalie Hureau

Car, si les conditions ne sont pas idéales, il y a bien un charme du moment que j’ai apprécié pour cette première écoute en directe de Lou Tavano. Voilà plusieurs années que je me promettais d’aller l’écouter. Au premier abord, elle avait tout pour me déplaire. Sans détailler ce tout agaçant, il me faut préciser que les vidéos de ses concerts au Duc des Lombards que l’on peut apercevoir sur le net m’intriguèrent d’emblée. Un premier petit disque en autoproduction encourageait ma curiosité. “For You” qu’elle considère comme son premier véritable disque, paru chez Act, condamnait ma paresse coupable et persistante… et la voici, visage de poupée, silhouette de diva, une préciosité que l’on pourrait prendre pour du maniérisme, pour l’heure ses hauts talons trébuchant sur la dalle inégale du préau où son orchestre prend place… Ça pourrait ressembler aux préparatifs d’un concert de fête de la musique ou de bal de fête votive à petit budget et pourtant flotte une décontraction, un humour, une facilité, une grâce qui n’est pas seulement sienne, mais celle de tout son orchestre, de tout son programme, et trahit pas mal d’heures de vol et un vrai professionnalisme.

Ceci n'est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Ceci n’est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Et c’est pourquoi j’apprécie tout particulièrement de la découvrir en ce moment de délicieuse confusion, et de constater la façon dont Lou Tavano ET le Lou Tavano Sextet entrent soudain dans leur sujet devant ce public agglutiné au sol à leurs pieds. Sans note, je ne détaillerai pas son répertoire, original (même s’il cite ici Afro Blue et reprend là La Javanaise). Je retiendrai cette belle voix médium, qui ne force pas ses graves et sait s’envoler vers l’aigu, retenant d’influences soul et country que ce qu’elle peut en assumer, avec un goût indéfectible, avec un égal talent de “diseuse ” et une égale appétence pour la tradition germanopratine, cette précision du geste, de l’intonation, de l’interprétation qu’elle partage avec le sens du détail de son orchestre, cette facilité de passer d’une langue à l’autre (du français au balinais, en dépit d’une prédominance de l’anglais), cette présence scénique, assumant son personnage non sans recul, non sans humour, assumant son statut de chanteuse avec ce que cela comporte de rapport au théâtre et à la littérature, cette relation chaleureuse au public, sans démagogie, avec une distance très juste qui n’appartient qu’à elle, ce sens du show, sans en faire un cache misère. La situation d’hier montre en effet qu’elle n’a rien a cacher, qu’elle fait corps avec ses musiciens, parce qu’elle est elle-même musicienne, ce bonheur d’être ensemble, de sonner ensemble, qu’elle partage avec eux. Et il faut dire qu’elle est servie, dans tous les sens du terme, Maxime Berton la suivant comme son ombre, Quentin Ghomari remplaçant même comme s’il avait toujours été là, Alexandre Perrot révélant des trésors de profondeur dans un soudain duo avec la chanteuse, ailleurs main dans la main avec un Ariel Tessier constamment musical, Alexey Asantcheef, le complice au quotidien de Lou Tavano, veillant au grain du bout de ses doigts assignés pour ce soir au Rhodes. Non, vraiment, regagnant la couche de la mère supérieure alors que la jam s’éternisait sur un riff des Meters, je me disais qu’en cet inconfort qui l’aurait voulu fragiliser, Lou Tavano avait été forte et singulièrement touchante.

Tout à l’heure, ce 2 juillet, la fête reprendra. À 15h : rencontre avec Pierre de Bethmann sur le thème “être musicien aujourd’hui”. 16h30 : Malna 5tet du CDML qui animera la jam du soir, puis la chanteuse et harpiste Laura Perrudin, à 21h Bojan Z et Julien Lourau, puis The Watershed (Christophe Panzani, Pierre Perchaud, Tony Paeleman et Karl Jannuska). • Franck Bergerot|Lou ? Lou Tavano dont le sextette ouvrait hier, 1er juillet, en seconde partie du trio de Pierre de Bethmann, le 8ème Respire Jazz Festival au pied de l’Abbaye du Puypéroux en Sud Charente.

Ceci n'est pas la famille Perchaud

Ceci n’est pas la famille Perchaud.

Résumons : le guitariste Pierre Perchaud, entre autres enseignant au CMDL (Centre de musique Didier Lockwood, donc gros vivier dont le Respire Jazz est en partie vitrine) initié à l’écoute du jazz lorsqu’il était petit par Philippe Vincent, alors (on est dans les années 1980-1990) le plus gros distributeur phonographique de labels de jazz indépendant, lui-même fondateur et producteur du label Ida (Louis Sclavis, Barney Wilen, Enrico Piernanunzi), aujourd’hui collaborateur de Jazz Magazine ; les parents Perchaud, militants de l’agriculture bio, qui soutiennent la vocation de leur fils, jusqu’à organiser ce festival avec une équipe, quasiment une famille, de bénévoles et les moyens modestes et efficaces qui caractérisent cette “éco-manifestation” (buvette et restauration 100% bio, toilettes sèches, promotion du covoiturage pour rejoindre le site en pleine campagne). Modestie des moyens et efficacité du bio font encore sourire à l’heure où les lobbys agro-industriels intimident Bruxelles… À lire absolument, dans le supplément Science du Monde daté mercredi 29 juin, le grand reportage sur le Centre d’études biologiques de Cizé et ses récentes conclusions sur l’inutilité des pesticides et de l’azote. Très instructif… quoique pour les gens informés, rien de totalement surprenant.

Ceci n'est pas Sœur Anne-Marie

Ceci n’est pas Sœur Anne-Marie.

Parenthèses bio fermées (métaphoriquement, laissons les ouvertes et respirons…), encore un mot du site : la Maison familiale rurale du Sud Charente qui s’étend autour de l’Abbaye Saint-Gilles du Puypéroux construite entre les XIe et XIIIe siècles et de son couvent dont on me réserve pour la cinquième année consécutive l’ex-chambre de la mère supérieure. Combien de générations de mères supérieures ont pu s’y succéder depuis sœur Anne-Marie qui installa la congrégation de Notre Dames des anges en 1837 (mais cette chambre n’existait probablement pas) jusqu’à la fermeture du couvent en 1966, sans s’imaginer qu’un jour elles pourraient s’y endormir au son de la jam session qui, à Respire Jazz, s’étire toujours fort tard dans la nuit, voire y partager la couche d’un jazz-critic.

Ceci n’est pas Philippe Vincent.

Trêve de plaisanterie, voici Philippe Vincent, présentateur de ces soirées, qui sonne la cloche, cette année restaurée, et gagne la scène pour annoncer le trio de Pierre de Bethmann et préciser que l’église sera pour la première fois ouverte aux visiteurs pendant la durée du festival. Et comme pour nous y inviter, tandis que le soir tombera sur l’abbaye on en verra les vitraux des absidioles s’éclairer côté cour.

 

 

Pierre de Berthmann (piano), Sylvain Romano (contrebasse), Tony Rabeson (batterie).

Parmi les cris des martinets terminant leur meeting aérien quotidien par un grand final en escadrilles successives, parmi les derniers roucoulements des ramiers, le piano prend un envol prudent, maladroit, comme un grand oiseau s’ébouriffant de son sommeil, par petite notes brèves, piquées, où se dessine progressivement quelque chose entre l’aridité vindicative de Lennie Tristano et les logiques inexorables de Johann Sebastian Bach. Et comme si la burette d’une huile mécanique commençait à goutter sur ces rouages, on verra ceux de la main droite émettre une musique de plus en plus fluide tandis que la gauche grippe encore sur les à-coups de son staccato. Tout ça, citations fugaces et rêves de chapeaux, nous annonce un Monk. Le voici : Thelonious, la plus simplement titrée des compositions de Monk, qui fait entrer la rythmique. La basse d’abord curieusement sonorisée, très en avant, à l’époque des premières cellules et des premiers ampli Polytone (qui a tout lieu de me surprendre chez quelqu’un qu’on a entre autres apprécié pour le soin qu’il apporte à sonorité). Mais la ligne de cette walking bass es

Ces oreilles ne semblent pas être celle de l’auteur de cet article.

t si chantante, élégante qu’on prend goût à cette exagération, que c’est elle qui nous emmène d’abord, et emmène le piano traçant sa route, et que peu à peu – que l’on s’y accoutume ou que l’ingénieur du son, Boris Darley, la fasse rentrer dans le rang sans que l’on s’en aperçoive (ce matin au petit déjeuner, il me précisait qu’il avait fait exactement le contraire, la faisant ressortir tout en l’éclaircissant après l’avoir jugée trop derrière… mais me confie-t-il, peut-être pour soulager ma culpabilité, l’endroit d’où j’écoutais a pu suffire à tromper mon écoute) –, peu à peu donc, notre oreille se déplace au centre de ce trio magnifique où l’on hésite…

 

Qui faut-il écouter ? Cette basse, ce piano qui progressivement diversifie son discours, puis le relance d’un nouveau jeu avec l’espace, en parfaite complicité avec le découpage du temps de Tony Rabeson, qui finement l’émince, le disperse en pluie fine, lui donne un soudain bouillon, le réduit et le mouille selon une secrète recette de l’instant. Lente et irrésistible montée vers l’intensité, et revoici le thème suivi d’un solo de basse qui se défait progressivementdu chapelet régulier de sa walking bass tout en s’appuyant sur les graines blanches, noires et crochues de la partition de Monk. Puis séance de quatre-quatre avec Tony Rabeson…

Ceci n’est pas une chauve souris.

Les mots me manquent, mon carnet de notes est vierge à cet endroit, je dois avoir la mâchoire inférieure qui tombe d’admiration et je n’aimerais pas voir ma photo à cet instant. Peut-être même que je bave un peu…

 

Et voici La Mer (qu’on voit danser… air connu). Dans ma famille, où l’on vénérait Trénet, on dédaignait La Mer. Ça m’est resté, en pire. Mais peu importe… Le jazz et ses vertus sont là pour pourvoir à ces antipathies mélodiques. Le pré-commentaire de Pierre de Bethmann, presque un anti-commentaire, peut-être un

Ceci n'est pas le trio de Pierre de Bethmann

Ceci n’est pas le trio de Pierre de Bethmann.

calembour qui joue peut-être sur le nom de Trenet comme du temps de Bach on savait glisser dans la partition des messages subliminaux, puis l’arrivée inattendue, presque brutale, de l’original… Et le mot original explose en tout sens, tant l’approche harmonique et rythmique du piano, et plus encore, l’approche orchestrale du trio et de son “jouage” (comme disent les musiciens entre eux) contredisent la transparence de la rengaine, lui donne un poids étrange et pénétrant, une profondeur chromatique (en tout cas au sens pictural) que développe ensuite le solo de Sylvain Romano, évoquant quelque sonate pour violoncelle seul (voyez encore de quel côté je regarde) dont la partition serait l’accompagnement qu’improvise Pierre de Bethmann et dont la nerf de l’interprétation viendrait se tendre sur les cymbales de Tony Rabeson. Le solo de contrebasse culmine en une espèce d’illusion de tutti orchestral (sans réel unisson et cependant ces trois âmes musicales à l’unisson) d’où se dégage à son tour le solo de piano, dans une insidieuse inversion des rôles.

Représentants du domaine culturel

Représentants du domaine culturel.

Et je me laisse distraire, regardant soudain plus que je n’écoute, balayant le public du regard… stupéfait par l’attention portée à cette chose si abstraite qu’est pourtant un trio de ce type, yeux fermés, yeux grands ouverts et rivés vers la scène, yeux ailleurs, mais tous saisis par l’intensité de l’écoute qui s’élève autour de moi comme une effluve (et dire que l’on écarte inexorablement du domaine culturel le jazz, et bientôt toute musique instrumentale, au nom de leur caractère “excluant” et au nom de l’audimat auquel on fait porter le faux-nez de la démocratisation) ? Est-ce l’odeur de cette écoute fervente ou l’odeur du foin en bottes sur lesquelles nous sommes assis, légèrement fermenté par l’humidité ambiante (et de plus en plus distrait, me revient une scène de salage dans un fenil bourguignon au moment de la rentrée des foins, sel que j’aidais à répandre tandis que l’on m’expliquait les risques d’incendie spontané si l’on ne prenait pas cette mesure).

Incendie justement, le piano s’est embrasé tandis que je rêvais de fenaison. Pierre de Bethmann se réinvente constamment, l’orchestre lui emboîte le pas, jusqu’au réexposé, dans ses effets de déplacement, de déphasages, qui se fondent en transition vers quelque chose. Quelque chose que je crois connaître, que je m’efforce d’identifier, un peu coupable, une musique de film surement, mais que Pierre de Bethmann désannoncera comme La Sicilienne de Gabriel Fauré. Entre-temps, le crépuscule pose son manteau des souris grise, tandis que la flèche des martinets se fait rare et que l’on commence à guetter la pipistrelle, la sérotine ou le Grand Rinolov, orthographe non garantie, mais ces majuscules et cet orthographe vont bien à cette grande chauve souris aux oreilles et à la barbe blanche de vieux prince russe émigré.

Ceci est un grand rinolophe dit “fer à cheval”

Ceci est un grand rhinolophe dit “fer à cheval”.

Aucune de ces chauve-souris dont je serai bien incapable de distinguer le vol l’une de l’autre, ne se montrera. Peut-être parce que la pluie menaçante est bientôt là. Un grand peuplier qui fait tinter en contrebas la monnaie de sa ramure semble nous l’annoncer sous le vent qui se lève, entrainant de proche en proche le bruissement d’autres arbres plus petits qui se joignent à lui comme par déférence. Seul les grands conifères qui surplombent la scène restent impassibles, comme pour nous faire croire qu’ils descendent de montagne où ils en auraient vu d’autres… Distrait, me voilà soudain rappelé à l’ordre par une citation romantique du piano que je poursuis sans parvenir à l’identifier, laissant à nouveau la musique me distancer jusqu’à cet ostinato où elle nous emmenait et dont le piano torsade l’épicentre. Il en émane la ritournelle initiale, un échange de pédales entre la contrebasse et le piano qui reprend sa valse… 1 2 3 1 2 3, gauche gauche droite gauche gauche droite… tu me tiens serrée, ne me quitte pas, et maintenant à l’envers, à nouveau à l’endroit, l’ivresse de la valse, soudain un chaloupé bluesy, puis des toupies et encore des toupies…

Mais le vent parvient jusqu’à nous, portant quelques gouttelettes. Pleuvra ? Pleuvra pas ? Continuera, continuera pas. La régie s’agite, on dresse une tente côté jardin dans l’éventualité d’avoir à couvrir le piano. Mais Pierre de Bethmann entame imperturbable Beautiful Love, ou plutôt tourne autour, puis le dévoile mais en jouant sur les tonalités. Quand on aime d’un Beautiful Love, ne doit-on par le clamer sur tous les tons ? Pas l’habituel épanchement que suscite souvent ce thème, mais une exultation et une nouvelle ivresse, dans un crescendo dont Tony Rabeson commande les paliers et tandis que la pluie s’annonce plus précisément par une fine brumisation, nouvelle ivresse impaire de Pierre de Bethmann qui s’accroche à la scène : Indifférence ici valsé à 5 temps, prolongé d’une coda qui tente de conjurer la pluie… En vain. Il faut remballer, plus exactement emballer dans l’espoir de déballer, un espoir hélas vite dissipé.

Hélas très relatif. Dissipé ? Pas le public en tout cas qui se rassemble à la buvette. Et bien que la pluie cesse, la régie préfère adapter une petite sono (deux micros et deux haut-parleurs de la taille d’une boîte de chaussures pour enfant) aux exigences du sextette de Lou Tavano sous le petit préau tuilé qui donne la buvette tout à la fois des allures d’abreuvoir voire de lavoir, et qui abrite les jam sessions d’après concert. Si j’ai annoté dans mon carnet de notes le concert de Pierre de Bethmann, avec une “précision” qui aurait aimé rivaliser avec la précision du greffier, ou avec le sens du détail des croquis dont Annie-Clarie Alvoët accompagne les comptes rendus de Jean-François Mondot dans ces pages, j’ai plus souvent l’habitude de griffonner, sur ce qui traîne dans mes poches, tickets de caisse, mouchoirs, coin de page resté libre de mon agenda, quelques substantifs, verbes ou qualificatifs jetés à la volée qui s’avèreront illisibles à l’heure de rédiger. La convivialité confuse qui règne alors que Lou Tavano est annoncée m’incite à oublier mon carnet et à me laisser porter par le charme du moment les mains libres.

Lou Tavano Sextet : Lou Tavano (chant), Quentin Ghomari (trompette), Maxime Berton (saxes soprano et ténor), Alexandre Perrot (contrebasse), Ariel Tessier (batterie).

1603 903

Ceci n’est pas Lou Tavano. C’est Lou… © Nathalie Hureau

Car, si les conditions ne sont pas idéales, il y a bien un charme du moment que j’ai apprécié pour cette première écoute en directe de Lou Tavano. Voilà plusieurs années que je me promettais d’aller l’écouter. Au premier abord, elle avait tout pour me déplaire. Sans détailler ce tout agaçant, il me faut préciser que les vidéos de ses concerts au Duc des Lombards que l’on peut apercevoir sur le net m’intriguèrent d’emblée. Un premier petit disque en autoproduction encourageait ma curiosité. “For You” qu’elle considère comme son premier véritable disque, paru chez Act, condamnait ma paresse coupable et persistante… et la voici, visage de poupée, silhouette de diva, une préciosité que l’on pourrait prendre pour du maniérisme, pour l’heure ses hauts talons trébuchant sur la dalle inégale du préau où son orchestre prend place… Ça pourrait ressembler aux préparatifs d’un concert de fête de la musique ou de bal de fête votive à petit budget et pourtant flotte une décontraction, un humour, une facilité, une grâce qui n’est pas seulement sienne, mais celle de tout son orchestre, de tout son programme, et trahit pas mal d’heures de vol et un vrai professionnalisme.

Ceci n'est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Ceci n’est pas non plus le Lou Tavano Sextet.

Et c’est pourquoi j’apprécie tout particulièrement de la découvrir en ce moment de délicieuse confusion, et de constater la façon dont Lou Tavano ET le Lou Tavano Sextet entrent soudain dans leur sujet devant ce public agglutiné au sol à leurs pieds. Sans note, je ne détaillerai pas son répertoire, original (même s’il cite ici Afro Blue et reprend là La Javanaise). Je retiendrai cette belle voix médium, qui ne force pas ses graves et sait s’envoler vers l’aigu, retenant d’influences soul et country que ce qu’elle peut en assumer, avec un goût indéfectible, avec un égal talent de “diseuse ” et une égale appétence pour la tradition germanopratine, cette précision du geste, de l’intonation, de l’interprétation qu’elle partage avec le sens du détail de son orchestre, cette facilité de passer d’une langue à l’autre (du français au balinais, en dépit d’une prédominance de l’anglais), cette présence scénique, assumant son personnage non sans recul, non sans humour, assumant son statut de chanteuse avec ce que cela comporte de rapport au théâtre et à la littérature, cette relation chaleureuse au public, sans démagogie, avec une distance très juste qui n’appartient qu’à elle, ce sens du show, sans en faire un cache misère. La situation d’hier montre en effet qu’elle n’a rien a cacher, qu’elle fait corps avec ses musiciens, parce qu’elle est elle-même musicienne, ce bonheur d’être ensemble, de sonner ensemble, qu’elle partage avec eux. Et il faut dire qu’elle est servie, dans tous les sens du terme, Maxime Berton la suivant comme son ombre, Quentin Ghomari remplaçant même comme s’il avait toujours été là, Alexandre Perrot révélant des trésors de profondeur dans un soudain duo avec la chanteuse, ailleurs main dans la main avec un Ariel Tessier constamment musical, Alexey Asantcheef, le complice au quotidien de Lou Tavano, veillant au grain du bout de ses doigts assignés pour ce soir au Rhodes. Non, vraiment, regagnant la couche de la mère supérieure alors que la jam s’éternisait sur un riff des Meters, je me disais qu’en cet inconfort qui l’aurait voulu fragiliser, Lou Tavano avait été forte et singulièrement touchante.

Tout à l’heure, ce 2 juillet, la fête reprendra. À 15h : rencontre avec Pierre de Bethmann sur le thème “être musicien aujourd’hui”. 16h30 : Malna 5tet du CDML qui animera la jam du soir, puis la chanteuse et harpiste Laura Perrudin, à 21h Bojan Z et Julien Lourau, puis The Watershed (Christophe Panzani, Pierre Perchaud, Tony Paeleman et Karl Jannuska). • Franck Bergerot