Jazz live
Publié le 22 Août 2019

Jazz em Agosto : résistance ! (3)

Dans un cadre idyllique, les concerts du soir au festival portugais se sont tenus sur la scène extérieure et dans le grand auditorium.

Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian, 2-11 août

Heroes Are Gang Leaders « The Amiri Baraka Sessions »

Thomas Sayers Ellis (spoken word), James Brandon Lewis (ts), Melanie Dyer (viola), Luke Stewart (b, elb), Jenna Camille (p, voc), Randall Horton (spoken word), Nettie Chickering (voc), Bonita Penn (voc), Heru Shabaka-Ra (tp), Devin Brahja Waldman (as, cla), Warren Trae Crudup III (dm), Brandon Moses (elg)

Difficile de passer après les montagnes russes émotionnelles du groupe de Marc Ribot, mais l’ensemble codirigé par Thomas Sayers Ellis (pour les parties vocales) et Lewis (pour la musique) a d’autres arguments à défendre, largement axés sur l’identité et les problématiques afro-américaines. Le line-up a évolué, même si l’on retrouve à la base le trio de Lewis et le poète Ellis. Le groupe s’est renforcé de l’arrivée d’un guitariste et de chanteuses, dont Jenna Camille également pianiste – ses deux morceaux en solo, orientés soul, constituent des accalmies dans la tempête. Le collectif est voué ce soir à la célébration de l’esprit et des mots du poète et dramaturge Amiri Baraka. Soit le projet initial de la formation, autour de la figure qui avait motivé sa fondation. Avec une dimension historique aussi pour le festival, où Baraka s’est produit à plusieurs reprises. Se mêlent textes chantés et déclamés, et plusieurs déclinaisons de la Great Black Music sont convoquées : hip-hop, free jazz, gospel, chants collectifs à la Sun Ra Arkestra, jargon communautaire. Aussi une certaine théâtralité dans l’expression, certains membres venant des planches. Et une urgence toujours d’actualité, le racisme mis sur un pied d’égalité dans l’infamie avec le capitalisme, selon une idée de Baraka. Le volume soutenu de la rythmique et l’amplification excessive des spoken word performers sont un frein à la compréhension des textes, pleins de double-sens et expressions difficilement identifiables, d’autant que le nombre de personnes s’activant sur scène est grand. La fête se mêle à la colère, la revendication à la célébration, les deux états d’esprit cohabitant dans une tension dialectique. Le groupe apparaît comme chargé d’une mission, d’un message prélevé tel quel à une autre époque. Les passages free restent le point fort des musiciens (ceux qui ont déjà vu le trio de JB Lewis sur scène savent de quoi il retourne), et on n’aurait pas détesté en entendre davantage. Le choix de mettre le verbe en avant, y compris dans l’organisation scénique, implique que la musique reste quelque peu à l’arrière-plan. Au final la formation figure un curieux mais signifiant melting pot, fait de personnalités diverses, de plusieurs générations et origines géographiques. Lewis fomente maintenant un groupe avec Aruan Ortiz, Brad Jones et Chad Taylor, nouveau black power quartet.

Burning Ghosts

Daniel Rosenboom (tp), Jake Vossler (elg), Richard Giddens (b), Aaron McLendon (dm)

Quartette original que ce groupe de hard-rock mené par un trompettiste, avec une contrebasse en lieu et place de l’habituelle basse électrique. Les compositions sont suffisamment élaborées pour que le groupe puisse être apprécié d’un auditoire versé dans le jazz. Sur une base classiquement rock (versant progressif), l’intérêt réside surtout dans le jeu d’un guitariste fourmillant de trouvailles, et celui du trompettiste auquel on peut trouver une parenté avec Rob Mazurek, autre soufflant partagé entre différentes familles musicales sans appartenir à l’une ni à l’autre. Le groupe de Los Angeles a publié « Reclamation » avec le soutien de John Zorn. Le contenu contestataire est surtout signalé par les titres : Radicals, The war machine, Revolution, et la mention de Charlie Haden comme mentor (le Haden des années 60, partenaire d’Ornette Coleman et organisateur du Liberation Music Orchestra). Sans pouvoir rivaliser avec les éclats d’Asmodeus l’an passé, le guitariste affiche une énergie débordante, heureux de développer ses idées devant un public nombreux et attentif, en se tortillant d’une manière que mon kiné désapprouverait. L’instrumentation rare voire inédite intrigue. Loin d’être inintéressante, la musique montre cependant ses limites au bout de quelques morceaux, comme si tout ce que le quartette avait à offrir tenait dans une trentaine de minutes, la suite consistant en une sorte de répétition du même. S’installe alors une certaine monotonie, les titres, bien que remuants, ne se distinguant guère les uns des autres. Peut-être la cause est-elle à chercher dans une approche programmatique imperturbable, les compositions déroulées sans place pour l’imprévu. Il faut concevoir cette petite déception dans le contexte de concerts de très haut niveau précédant et suivant celui-ci: le chroniqueur trop gâté finit par faire la fine bouche devant une prestation moins éblouissante que d’autres.

Nicole Mitchell « Mandorla Awakening »

Nicole Mitchell (comp, f, elec), Avery R. Young (voc), Tomeka Reid (cello, banjo), Mazz Swift (v), Kojiro Umezaki (shakuhachi), Alex Wing (elg, oud, theremin), Tatsu Aoki (b, shamisen, taiko), Jovia Armstrong (perc)

Un octette hybride et paritaire qui bénéficie de l’acoustique somptueuse et de la splendeur visuelle du grand auditorium. Tatsu Aoki, figure du jazz de Chicago, occupe une position centrale dans le dispositif. Après l’entrée de la guitare électrique au jeu ouvertement post-moderne, cordes et flûtes donnent chair aux compositions, lesquelles embrasseront au cours de la soirée rythmes et mélodies, musiques anciennes et technologie dernier cri, spiritualité et matérialisme, dans un mouvement syncrétique englobant. La parité est aussi musicale, avec la même proportion de compositions savantes et de tourneries entraînantes, habilement articulées. Une couleur particulière est donnée par la présence d’instruments japonais : le shakuhachi, souvent en dialogue avec la flûte de Mitchell, le shamisen, sorte de banjo, et un tambour, joué par le contrebassiste avec la gestuelle et le rituel requis. Des duos et sous-groupes se forment, tous admirables. La Great Black Music explore ainsi d’autres continents et cultures, et la dimension japonaise est particulièrement bien intégrée, ce qui n’avait rien d’évident donné le fossé esthétique et des tempéraments instrumentaux a priori peu compatibles. On est dans la tradition de l’AACM, entre enracinement dans le jazz et écriture contemporaine, dans le sillage des Roscoe Mitchell et Wadada Leo Smith. Sans oublier un élément de gospel avec Avery Young et son prêche d’une féroce intensité, dont le texte est un appel sans ambiguïté à la résistance plutôt qu’à la soumission. A la flûte, Nicole Mitchell est parfaite, virtuose virevoltante mêlant sa voix au souffle, et chaque musicien digne d’éloges. L’un des points forts de cette édition.

Théo Ceccaldi « Freaks »

Théo Ceccaldi (comp, v, cla, voc), Mathieu Metzger (as, bs), Quentin Biardeau (ts, cla, voc), Giani Caserotto (elg, cla), Stéphane Decolly (elb), Etienne Ziemniak (dm)

Théo Ceccaldi s’est produit deux semaines plus tôt à Toulouse, à la période la plus étouffante de l’été, lors d’un double-programme comprenant les projets Django et Freaks. On avait pu y apprécier, en trio et en sextette, les talents pluriels du violoniste et de ses jeunes – comme lui – comparses, venus d’horizons différents. Artiste à l’emploi du temps de ministre et aux nombreuses collaborations (Joëlle Léandre Tentet, ONJ, Quatuor IXI…), Ceccaldi entend se consacrer désormais à ses propres bébés. Freaks dispose d’une durée plus généreuse pour s’exprimer que dans la ville rose, ce qui permet de pousser plus loin le délire psychédélique et donne à Matthieu Metzger l’occasion de décocher de beaux solos, figurant autant d’échappées libres. Le guitariste est aussi efficace à poser des ambiances que lorsqu’il sort un effet fuzz de sa manche pour jouer au guitar hero. Dès le premier thème, accrocheur, le turbo est mis. Les morceaux sont fondés sur des ostinatos rythmiques relevant du rock, lardés d’inserts percutants. L’amplification et la résonance du violon, surtout dans ce contexte fusionnant, ne peuvent manquer d’évoquer, involontairement peut-être, Jean-Luc Ponty. A ce titre, si la musique est hallucinatoire par ses effets, elle est d’une précision redoutable dans son exécution, les musiciens se retrouvant sur des repères millimétrés. On monte dans les tours, on admire la vue de là-haut, on en redescend temporairement lors de titres ayant fonction de récréations, parmi lesquels un passage ambient en duo violon-guitare, pointant une nouvelle direction qui pourrait être explorée plus avant. Quant au chant doucereux de Théo Ceccaldi, il met en exergue son goût du second degré, avec un calypso léger comme une bulle puis une rumba perturbée de contretemps et interruptions. Ces chansons se posent en contraste aux décharges d’énergie qui dominent le set et auxquelles contribue le soufflant Quentin Biardeau, apparent disciple de Mats Gustafsson. Henry m’a tué est un salut opportun à Henry Threadgill. Le public réserve des vivats d’approbation à la French connection.

Ambrose Akinmusire « Origami Harvest »

Ambrose Akinmusire (comp, tp, cla), Kokayi (rap), Justin Brown (dm), Sam Harris (p, cla) + Mivos Quartet: Olivia de Prato (v), Maya Bennardo (v), Victor Lowrie Tafoya (viola), Tyler J. Borden (cello)

Le concert affiche complet. Malgré plusieurs tentatives incluant l’écoute du dernier album dont le répertoire est défendu ici, la musique d’Akinmusire a toujours glissé sur mes oreilles comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il y a deux ans, un concert somnolent autour d’un projet inédit m’avait laissé de marbre. J’admets volontiers que quelque chose m’échappe, à en juger par la réputation et la popularité dont le musicien jouit parmi les jazzfans et critiques (« Origami Harvest » élu « album de l’année » dans plusieurs publications internationales). En dépit de moments fugaces d’agrégation des éléments disparates qu’il convoque, cette moisson du trompettiste (jeu impeccable, sonorité feutrée et intelligemment non spectaculaire) ne m’a pas davantage emporté sur ses ailes. Akinmusire a fait grand cas d’un clavier électrique, tripatouillé longuement pour un résultat dont un autre aurait fort bien pu s’acquitter. Les cordes jouent leur partition sans bouger un sourcil, isolées par l’écriture et dans le déroulé sauf en de rares moments de jonction. Au chant et spoken word, Kokayi est irréprochable : puissance et articulation, il est le vecteur d’émotion du concert, et porteur de textes justifiant l’insertion dans la thématique du festival. Justin Brown assène des rythmes hip-hop uniformes, et Sam Harris se partage entre piano et claviers électriques, avec lesquels il joue notamment des parties de basse. Si l’on avait adoré un projet comparable de Steve Lehman, ici l’étincelle vient à manquer, les titres quasi-interchangeables et comme frappés de torpeur. La pluie viendra s’en mêler, créant un événement extra-musical. Afin d’éviter la retraite des spectateurs, le leader les invite à venir s’abriter sur la scène. C’est ainsi que, sans que la musique s’interrompe, tout le monde finit par encercler le groupe durant les dernières minutes. Cela a pu donner un aspect de communion qui avait eu du mal à émerger de la seule musique, plutôt froide et distante. Avec pour finir un copieux solo de trompette de la part de la vedette qui avait jusque-là un peu botté en touche.

Tomas Fujiwara « Triple Double »

Tomas Fujiwara (comp, dm), Gerald Cleaver (dm), Mary Halvorson (elg), Brandon Seabrook (elg), Ralph Alessi (tp), Taylor Ho Bynum (corn)

Mary Halvorson « Code Girl »

Mary Halvorson (elg), Amirtha Kidambi (voc), Maria Grand (ts, voc), Adam O’Farrill (tp), Michael Formanek (b), Tomas Fujiwara (dm)

Évoquons pour finir deux sextettes fréquentés par Mary Halvorson, que l’on retrouve après avoir apprécié ses prestations scéniques avec John Zorn, Sylvie Courvoisier et Dave Douglas, et sur disque avec Tom Rainey, Bill Frisell et Ingrid Laubrock.

Dans le premier, la guitariste sert la musique de Tomas Fujiwara, leader d’un étonnant groupe sans basse où chacun des instruments est doublé. D’abord une dream & drum team avec Gerald Cleaver, moins battle que stratégie concertée pour effet propulsif maximal. Les soufflants brillent chacun dans leurs styles respectifs : Ho Bynum et son free New Orleans pétillant à la Lester Bowie, et Alessi avec son énonciation ciselée. Côté guitaristes, Halvorson et Brandon Seabrook ont pas mal de points communs par leur capacité à produire un jeu volontairement brouillé, rempli d’événements. Pour autant, la musique est composée et personne ne perd le fil des partitions, pas même quand le vent souffle sur les pages. Les thèmes et formes sont d’une réjouissante variété, témoignant d’une imagination fertile. Les musiciens ont connu des conditions de voyage éprouvantes et, si la fatigue se devine sur certains visages, la prestation n’en a pas souffert, le degré de concentration et d’abnégation de chacun ayant abouti à un résultat plus que satisfaisant. Révélation!

Avec l’album « Code Girl » salué comme un pas de côté majeur pour Mary Halvorson, l’exploration du format chanson révélait plus avant l’originalité de son écriture, avec des paroles et musiques de sa plume. On sait la guitariste influencée par des artistes à la croisée des chemins tels que Robert Wyatt. Le nom du disque est devenu celui du groupe, et la guitariste présente à Lisbonne un répertoire entièrement neuf, joué pour la première fois sur scène et pas encore enregistré. Le line-up a été modifié et affiche désormais une parité parfaite. Le sobre Adam O’Farrill y tient la trompette en lieu et place d’Ambrose Akinmusire, et la gracile Maria Grand fait une entrée remarquée au ténor mais aussi à la voix, en accompagnement d’Amirtha Kidambi et, un peu fragilement, en solo. Les premiers titres se montrent plus accessibles que ceux du premier album, et on a eu le temps d’apprivoiser la voix un brin astringente de Kidambi. La suite réservera des moments d’une certaine complexité, on se laissera alors embarquer sans prétendre tout capter de ces contours inédits. Un constat se confirme : la voix humaine constitue un facteur d’adhésion pour une partie du public. La colonne vertébrale se situerait dans le jeu d’une solidité à toute épreuve du toujours fringant Michael Formanek, tandis que les frappes du profus batteur Tomas Fujiwara ne heurtent jamais le tympan. Ces deux derniers sont aussi du trio Thumbscrew avec Halvorson, dont ce projet peut être vu comme une excroissance. On a dans tous les cas hâte de le retrouver sur scène ou dans le casque, afin de pouvoir en observer de plus près les phénomènes et agencements.

Comme pour réaffirmer les bienfaits du temps libre, le festival a aménagé un break de trois jours au milieu du parcours. Une souplesse vis-à-vis du calendrier qui a permis à chacun de conserver sa disponibilité à recevoir les diverses propositions artistiques, hors de toute accumulation, et donné la possibilité d’échanges et dialogues avec les acteurs et invités de la manifestation, de s’immerger dans l’ambiance de la ville, d’arpenter des expositions… Une excellente fréquentation est venue récompenser les efforts d’une équipe misant sur l’intégrité artistique et les conditions d’écoute, relayés par une promotion enthousiaste dans les média locaux. Le meilleur festival de l’été sur le Vieux continent ? DC

Photos © Jazz em Agosto / Petra Cvelbar

Rappel des épisodes précédents :

Part 1 : https://www.jazzmagazine.com/jazzlive/jazz-em-agosto-resistance-1/

Part 2 :  https://www.jazzmagazine.com/jazzlive/jazz-em-agosto-resistance-2/